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L'Oeil de Brutus

LE MULTIPLICATEUR KEYNESIEN ET LA PROPAGANDE NEOLIBERALE

3 Décembre 2012 , Rédigé par L'oeil de Brutus Publié dans #Idées

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LE MULTIPLICATEUR KEYNESIEN ET LA PROPAGANDE NEOLIBERALE

 

 

Qu’est-ce que le multiplicateur keynésien ?

 

Le multiplicateur keynésien consiste à évaluer l’impact de l’action publique[1] sur l’économie réelle : pour l’obtenir, on divise le pourcentage de PIB induit par une dépense publique par cette même dépense. Autrement dit, si 1 euro de dépense publique entraine la création de 1 euro de PIB, le multiplicateur est de un ; si 1 euro de dépense publique engendre 2 euros de PIB, le multiplicateur est de 2 ; et si 1 euro de dépense publique permet la « création » de 0,5 euro de PIB, le multiplicateur est de 0,5[2].

Bien évidemment, ce multiplicateur est extrêmement complexe à évaluer et fait l’objet de vives querelles entre économistes. Globalement, les étatistes soutiennent qu’il est toujours supérieur à 1, les ultralibéraux, les libertariens et autres néolibéraux qu’il est inférieur à 1, voire proche de 0. Les keynésiens et libéraux modérés admettent qu’il varie fortement en fonction de la conjoncture, les derniers se montrant bien sûr plus pessimistes sur l’effet d’entraînement de l’action publique que les premiers.

On pourra néanmoins admettre, avec un relatif consensus (en dehors des extrémistes dogmatiques et idéologiques), qu’en  période de forte croissance économique, la dépense publique a plus de chance de ralentir un secteur privé en pleine expansion et que le multiplicateur keynésien risque d’être inférieur à 1[3]. A contrario, lorsque l’économie se ralentit, que la confiance des acteurs privés s’étiole et donc que le crédit et les investissements se resserrent, l’action publique peut permettre de « relancer la machine » et le multiplicateur keynésien devient alors supérieur à un.

On remarquera cependant que l’effet de l’action publique s’inscrit souvent dans le long terme, voire le très long terme[4], ce qui complexifie encore plus l’évaluation du multiplicateur. Ainsi, les efforts (ou les restrictions …) fait(e)s aujourd’hui pour l’éducation auront des répercussions sur plusieurs décennies. Ou de manière plus triviale, lorsque la France a fait le choix de construire des autoroutes, des lignes TGV ou encore d’appuyer le projet Airbus, sur les premières années, le multiplicateur keynésien a été très faible. Si on le recalcule aujourd’hui, il serait énorme. Autre exemple encore plus éloquent : lorsque dans les années 1970, les Etats-Unis investissent pour doter leurs armées d’un réseau informatique performant, le multiplicateur est initialement très faible ; s’il fallait évaluer l’impact aujourd’hui de cet investissement qui généra internet et tous les produits et services associés, le multiplicateur prendrait des proportions considérables. Au final, l’effet du multiplicateur est donc très corrélé avec la stratégie économique de l’Etat (macroéconomie), sans compter qu’il peut avoir une influence, négative ou positive, sur les acteurs de l’économie (microéconomie)[5].

 

La propagande Mme Wapler.

 

Dans L’Etat prédateur, comment la droite a renoncé au marché libre et pourquoi la gauche devrait en faire autant[6], James K. Galbraith affirmait que la quasi-totalité du spectre des économistes avait renoncé aux dogmes idéologiques des Friederich Hayek et autres Milton Friedman[7]. Il faudrait qu’il rencontre Simone Wapler, cette égérie de la pensée néolibérale française[8] qui a sorti récemment un opuscule sur la situation économique de la France, tout empreint de thèses déclinistes : Pourquoi la France va faire faillite. En parallèle et pour promouvoir son ouvrage, elle en propose une synthèse sur le site Atlantico.fr. On y retrouve un tableau dans lequel elle évalue l’impact des dépenses publiques (par la dette) sur l’économie. Ce n’est pas exactement le multiplicateur keynésien (qui concerne toutes les dépenses publiques, ainsi que les recettes fiscales, et non seulement celles générées par la dette), mais ça y ressemble beaucoup. Mme Wapler n’en fait nullement référence. A croire que l’idéologie aidant, l’idée même d’enchainer les lettres K-E-Y-N-E-S sur son clavier lui brûle les doigts. En outre, cette méthode de calculer « l’impact de la dette », le multiplicateur « walpérien » en somme, amène déjà une première réserve : l’Etat ne tenant pas une comptabilité strictement séparée entre ses dépenses financées par de la dette et ses  dépenses financées par ses recettes propres, on voit mal comment une telle évaluation peut être réalisée.

Ce tableau pose en outre deux autres gros problèmes.

 

1/ Selon la thèse même de Mme Wapler (c’est dans le titre de l’article), la dette publique n’a jamais permis de générer de la croissance. Or, le tableau qu’elle publie contredit formellement sa thèse : sur 31 années étudiées, son multiplicateur sur 5 ans est à 25 reprises supérieur à 1 et sur 10 ans, 21 fois. C’est donc à dire que sur ces périodes chaque euro de dette publique a permis de créer plus d’un euro de PIB. La thèse donnée en titre par Mme Wapler est en conséquence contredite par les chiffres qu’elle-même donne !

 

2/ Mais il y a un problème plus important : le mode de calcul de ce multiplicateur n’est jamais donné, ni même un tant soit peu explicité. Mme Wapler nous donne deux sources. Un lien vers le site populaires.fr offre un tableau d’évolution de la dette publique, mais de multiplicateur néant. L’autre référence est l’INSEE, mais son donner ni de lien ni de références précises. Même à coups de sérendipité démultipliée sur le site de cet institut, on n’y trouve guère grand-chose de ressemblant à ces résultats. Tout juste y déniche-t-on cette analyse sur les effets des resserrements budgétaires en Europe qui ne donne rien de comparable aux résultats de Mme Wapler. On y apprend toutefois que pour évaluer l’effet des dépenses publiques sur l’économie, les auteurs utilisent le modèle NiGEM. On pourra noter au passage qu’ils estiment ce simulateur d’inspiration très keynésienne alors même qu’il semble ne jamais donner de résultat supérieur à 1 (…). Quoiqu’il en soit, le modèle NiGEM ne donne rien de probant qui soit en rapport avec notre multiplicateur « waplerien ». Mais d’où sortent donc les chiffres de Mme Wapler ? Mystère.

 

Mme Wapler aurait également pu utiliser le modèle MESANGE, celui qui sert de référence à la comptabilité nationale. Toutefois, comme le relève Jacques Sapir, ce modèle, qui évalue le multiplicateur keynésien aux alentours de 0,7, est idéologiquement très marqué[9]. Même le très libéral FMI en vient à admettre que  les effets de l’action publique sont souvent sous-estimés[10] ! Quoiqu’il en soit, les résultats de Mme Wapler ne correspondent non plus gère à la modélisation MESANGE.

 

Le reste de l’article alterne entre tautologies (« le rôle de l’Etat n’est pas de gagner de l’argent »), les vaines querelles sémantiques (« l’Etat n’investit pas ») et surtout d’étranges illusions : « que pensez-vous qu’il se passera lorsque les marchés s’intéresseront à notre cas ? ». Serait-ce donc à dire qu’actuellement les « marchés », c'est-à-dire les différents investisseurs qui le composent, ne s’intéressent nullement à l’avenir des bons du Trésor français et nous prêtent les yeux fermés ?

 

Au final, cet article de Mme Wapler fleure bon l’idéologie et le dogmatisme au point d’en manipuler les chiffres et ne donne guère envie de lire son livre. Comme l’avait déjà relevé Denis Clerc dans un article d’Alternatives économiques, elle n’en est pas à ses premières impostures et approximations. Il serait peut être de meilleur aloi qu’elle en reste donc à ses études de marchés sur les matières premières, en espérant que ses conseils y sont un peu moins empreints d’idéologie.

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] L’impact du multiplicateur se fait à travers deux volets : soit la dépense, que l’on augmente ou que l’on diminue, ou les recettes fiscales, qui prélèvent plus ou moins d’argent sur les circuits économiques. NB : entre l'une et l'autre, il n'y a pas forcément symétrie. 

[2] On prend le raisonnement inverse sur les recettes fiscales. Exemple : si lorsqu’on augmente la fiscalité de 1% du PIB, le PIB se contracte de 2%, alors le multiplicateur est de 2.

[3] Ceci n’étant d’ailleurs pas forcément nocif en soi car cela peut permettre d’éviter une surchauffe de l’économie et donc la création de bulles spéculatives. Ainsi, avant la crise économique actuelle, les pouvoirs publics chinois ont couramment et volontairement ralenti la croissance chinoise pour éviter ce type de phénomène d’emballement.

[4] C’est du moins ce qu’elle devrait faire, ce qui ne semble que très peu être le cas dans l’esprit des dirigeants politiques présents.

[5] Par exemple, en période de crise, si les acteurs escomptent que son effet sera positif (la relance keynésienne va relancer la croissance), ils vont eux-mêmes reprendre leurs investissements ce qui provoque un effet d’entraînement. A contrario, si les acteurs ne croient pas à l’effet de cette relance, ils vont encore plus limiter leurs positions, diminuer leurs investissements et dans ce cas freiner l’effet de la relance (nonobstant les résultats directs de celle-ci). Bien évidemment, il n’existe pas de comportements homogènes de ces « acteurs », ce qui là encore complexifie l’évaluation.

[6] James K. Glabraith, L’Etat prédateur, Seuil 2009. Ma fiche sur cet ouvrage : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-l-etat-predateur-79729723.html

[7] Les Libertariens hurleront ici à l’hérésie. Selon eux, il est strictement impossible de mettre sur le même pied, d’une part le chef de file de l’Ecole de Vienne – Friederich Hayek – l’apôtre de la libéralisation la plus totale (et la plus totalitaire) et de la disparation de l’Etat (dans une vision eschatologique qui rejoint ici les Marxistes), et d’autre part le « traître à la cause », son homologue de l’école de Chicago, qui osait faire de (maigres) concessions à l’espace public (mais hors du contrôle démocratique, comme l’atteste l’exemple de la banque centrale européenne, construite selon ses préceptes idéologiques).

[8] On peut retrouver sa biographie sur Wikibéral : http://www.wikiberal.org/wiki/Simone_Wapler

[9] Lire Jacques Sapir, Faut-il croire les modèles de prévision ?, Russeurope, 12 novembre 2012.

[10] Lire Laurent Pinsolle, Quand le FMI critique les politiques d’austérité, Gaulliste libre, 18 novembre 2012.

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