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L'Oeil de Brutus

La Crise de la culture : kitsch, esprit de fabrication et consumérisme (Hannah Arendt)

28 Mai 2018 , Rédigé par L'oeil de Brutus Publié dans #Lectures

La Crise de la culture : kitsch, esprit de fabrication et consumérisme (Hannah Arendt)

Suite des notes de lecture sur La Crise de la culture d’Hannah Arendt. Après La tradition et l’âge moderne (1), Le concept d’histoire (2), Qu’est-ce que l’autorité ? (3), Qu’est-ce que la liberté ? (4) et La Crise de l’éducation (5), ci-après le chapitre 6 éponyme : La Crise de la culture.

 

La « culture du masse » est indissociablement liée à la « société de masse ». Pour reprendre les propos d’Harold Rosenberg, il s’agit d’ « ajouter au kitsch une dimension intellectuelle »[i]. Cette société de masse advient lorsque la masse de population a été fusionnée avec la société. Or, comme la « bonne société », qui trouve ses origines dans les cours européennes de l’époque de l’absolutisme, se définissait par une part de la population suffisamment aisée pour disposer de temps de loisir, la société de masse se définit par le fait que l’ensemble de la population a été déchargée d’une part suffisante de labeurs pour s’adonner aux loisirs. Le développement de la forme littéraire du roman, qui s’attache à décrire les oppositions entre l’individu et la société, prend donc naturellement son essor avec celui de la société de masse. Toutefois, la société de masse prend une tournure totalitaire dès lors que ne formant plus qu’une seule et unique classe, l'individu ne peut plus échapper aux pressions sociales en faisant le choix de s’échapper de sa classe.

Hannah Arendt évoque ensuite le philistinisme qui désigne « un état d’esprit qui juge de tout en termes d’utilité immédiate et de « valeurs matérielles », « une incapacité  à penser et à juger une chose indépendamment de sa fonction ou de son utilité ». Le philistinisme encourage, y compris – et même surtout – dans le domaine de l’art à être inculte et ordinaire, ce qui nous ramène au kitsch[ii]. Ainsi, « le philistin méprisa d’abord les objets culturels comme inutiles, jusqu’à ce que le philistin cultivé s’en saisisse comme d’une monnaie avec laquelle il acheta  une position supérieure dans la société, ou acquit un niveau supérieur dans sa propre estime (…). Dans ce procès, les valeurs culturelles subirent le traitement de toutes les autres valeurs (et) furent ce que les valeurs ont toujours été : valeurs d’échange. Et en passant de main en main, elles s’usèrent comme de vieilles pièces. Elles perdirent le pouvoir originellement spécifique de toute chose culturelle, le pouvoir d’arrêter notre attention et de nous émouvoir ».

Aussi, l’ « esprit de fabrication » menace directement la culture, car il utilise toutes choses et les transforme en simples moyens. Or, « la mentalité de la fabrication a envahi le domaine politique, dans une mesure telle qu’il va de soi pour nous que l’action, encore plus que la fabrication, est déterminée par la catégorie des moyens et des fins. Cette situation, cependant, a l’avantage que fabricateurs et artistes ont pu donner libre cours à leur propre façon de voir le sujet, et articuler leur hostilité contre les hommes d’action. Il y a plus derrière cette hostilité qu’une compétition pour l’œil du public ». Cette déchéance de la culture trouve naturellement son lien avec le consumérisme car « les loisirs, tout comme le travail et le sommeil, font irrévocablement partie du procès biologique de la vie. Et la vie biologique est toujours, au travail ou au repos, engagée dans la consommation ou dans la réceptivité passive de la distraction, un métabolisme qui se nourrit des choses en les dévorant »[iii].

Pourtant, si «  un objet est culturel selon la durée de sa permanence, (alors) la culture se trouve menacée quand tous les objets et choses du monde, produits par le présent ou par le passé, sont traités comme de pures fonctions du processus vital de la société, comme s’ils n’étaient là que pour satisfaire quelque besoin ». C’est ainsi, comme le remarquera plus tard Philippe Murray, que l’expression « art contemporain » forme un cruel oxymore puisque, par sa définition même l’art ne se trouve que par sa quête d’universel et d’atemporalité. On  se retrouve ainsi à l’opposé de l’exemple des cathédrales dont la beauté n’a aucun sens d’utilité[iv]. L’utilitarisme généralisé abâtardit donc la culture : « elles (les œuvres d’art)  sont les seules choses à n’avoir aucune fonction dans le processus vital de la société ; à proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortes, au va-et-vient  des générations. (…) c’est seulement là où nous sommes confrontés à des choses qui existent indépendamment de toute référence utilitaire et fonctionnelle et dont la qualité demeure toujours semblable à elle-même, que nous parlons d’œuvres d’art ». A l’opposé, « une société de consommateurs n’est aucunement capable de savoir prendre en souci un monde et des choses qui appartiennent exclusivement à l’espace de l’apparition au monde, parce que son attitude centrale par rapport à tout objet, l’attitude de la consommation, implique la ruine de tout ce à quoi elle touche ».

Et, in fine, c’est bien la nature profonde de l’homme qui est atteinte, car « Sans la beauté, c’est-à-dire sans la gloire radieuse par laquelle une immortalité potentielle est rendue manifeste dans le monde humain, tout vie d’homme serait futile, et nulle grandeur durable ». Plus d’un demi-siècle après l’analyse d’Hannah Arendt – qui se révèle d’une anticipation fulgurante – on peut donc se demander si, tout le drame, la tristesse, l’état dépressif, la colère sourde de la société postmoderne ne trouve pas son origine dans cette dépossession de l’art et de la culture par « l’esprit de fabrication », le kitsch et le consumérisme forcené.

 

 

Prochain billet : vérité et politique.

 

 

[ii] Et donc la propension à considérer que tout et n’importe quoi (et surtout n’importe quoi) est de l’art et que tout à chacun est son propre artiste (ce qui est le summum de la culture kitsch version  Jack Lang).

[iii] On retrouve ici un thème exploité plus tard par Guy Debord dans La société du spectacle ou l’homo festivus dénoncé par Philippe Murray.

[iv] Comme le remarquera également plus tard Dany-Robert Dufour, l’art a perdu tout son rapport au divin (lire les notes de lecture du Divin marché).

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