LES FRANCAIS ET LE TRAVAIL : CASSER DES CAILLOUX OU CONSTRUIRE DES CATHEDRALES
C’est une vieille rengaine de l’oligarchie française et de ses affidés au pouvoir : les Français ne veulent pas travailler.
Et bien pour ma part, j’oserais poser la question en sens inverse : plutôt que des Français qui ne veulent plus du travail, ne serait-ce pas plutôt le travail qui ne veut plus des Français ?
Depuis le début de la révolution néolibérale, il y a plus de 30 ans, le travail a subi une profonde mutation. Il s’est rationalisé à l’extrême, à tel point que cette rationalisation en devient irrationnelle puisqu’elle ignore complètement toute subjectivité humaine. Chaque activité, chaque minute, chaque geste est censé être décomposé de manière à être rentabilisé au maximum. Cette manière de faire détruit l’accès au sens de ces activités. Elle touche également les cadres, pourtant normalement privilégiés dans ce domaine, qui eux-mêmes, perdus à remplir des indicateurs, des tableaux de bords et autres reporting ne perçoivent plus le sens de leur travail. Alors que l’on a jamais travaillé aussi peu et que la plus grande partie des travaux physiquement pénibles ont disparu, on a sans doute jamais autant parlé de la souffrance au travail depuis la fermeture des mines. Mais on ne se pose que rarement la question de son origine. Et si celle-ci était tout simplement la perte de sens ? Le mot travail lui-même tend à disparaître : on ne parle plus de travailleurs (avec toute la dimension sociale du mot « travail ») mais de salariés, sous-entendant ainsi que le seul rapport qui les unit à l’entreprise c’est d’un côté le fric qu’ils gagnent, de l’autre celui qu’ils coûtent. Le management wébérien a été remplacé par un management néolibéral creux et abscons qui se résume à faire se succéder des slides pour « fédérer les énergies », « valoriser les compétences », « dynamiser le succès », « benchmarker les success stories », et autres foutaises. C’est aussi un monde du travail où le code du contrat (d’objectifs, de rentabilité, de participation, etc.) a remplacé le code de l’honneur (je travaille bien par fierté envers moi-même et par devoir envers mon chef, qui lui-même, au vue de mon travail et de son propre sens de l’honneur, se sent redevable de m’offrir les meilleures conditions de travail possibles pour que, justement, je travaille le mieux possible)[i].
C’est l’histoire de ce promeneur du Moyen-âge qui le long d’une route trouve un premier homme aigri qui casse des cailloux, puis un second un peu moins aigri qui casse des cailloux mais affirme tailler des pierres, puis un troisième heureux de casser des cailloux pour construire une cathédrale et un quatrième complètement ravi de casser des cailloux pour se rapprocher de Dieu.
Casser des cailloux, ça va bien pour des fatalistes comme les Chinois, des disciplinés à la limite de la servilité comme les Allemands ou des Anglo-saxons tellement cons et imperméables à la culture qu’ils en arrivent à se persuader que Dieu mesure les mérites de chacun à l’épaisseur du portefeuille[ii] (cf. Weber, encore). Mais pour un peuple volage, fantasque et amoureux de sa grandeur comme les Français, ça ne marche pas. Cyrano se fout que son combat soit rentable, pourvu qu’à la fin il emporte avec lui, lorsque son salut balaie largement le ciel bleu, ce quelque chose sans un pli, sans un tâche. Les Français ne savent pas casser des cailloux, ils ont besoin de construire des cathédrales, voire, tel le coq sur le tas de fumier, de brailler leur vérité au reste du monde (et le pire c’est que l’histoire leur a souvent donné raison …). « Occuper les Français à la gloire, les attacher en haut, essayer de les mener à la réalité par des songes : C'est ce qu'ils aiment », dixit Chateaubriand. Ou encore : « Avons-nous des intérêts éternels ? Bien sûr. Mais pourquoi ne le disons-nous pas ? Parce que nous sommes Français. Le Français méprise l’intérêt, la matière, l’argent. Il honore l’esprit, la légèreté »[iii]. La rationalité cartésienne oui, la pseudo-rationalité libérale reposant sur les substrats néo-animistes de la « main invisible » ou de « l’ordre spontané », très peu pour nous.
D’ailleurs, avec les données suivantes, comment encore prétendre que les Français sont des fainéants-assistés ? :
- ¼ des salariés français se lèvent tous les matins pour le SMIC (et très souvent un travail de misère) ou à peine plus alors qu’en restant tranquillement sous la couette, ils pourraient bénéficier d’une vie matériellement quasiment aussi confortable via les multiples aides et revenus sociaux.
- Plus de la moitié des ayant-droits au RSA ne le demande pas.
- La France est quasiment tous les ans dans le tiercé de tête mondial des pays ayant la plus haute productivité.
La rhétorique décliniste du Français fainéant-assisté est une vieille rengaine que l’on retrouve à Vichy, mais aussi dans la droite capitularde des années 1930, dans la droite antidreyfusarde du début du XXe, et jusque chez les émigrés de Coblenz à la fin du 18e siècle. Ça fait plus de 2 siècles qu’une faction représentant la soi-disant élite nous bassine avec le déclin français, et pourtant nous sommes toujours là : 5e puissance économique mondiale, 3e puissance militaire, 2e réseau diplomatique de la planète, 3e pays recevant des investissements directs de l’étranger (IDE) (mais qui donc vient investir chez des fainéants ?). Ce petit pays de 65 millions d’habitants (même pas 1% de la population de la planète) dispose encore de sa place au Conseil de sécurité des Nations Unies (qu’aucune nation ne se permet de contester), est le seul qui, quand il est lui-même, a encore l’audace de dire à l’hyperpuissance américaine qu’elle peut aller se faire voire lorsqu’elle veut coloniser un Etat du Moyen-Orient, et dispose de champions internationaux dans de nombreux secteurs de pointe : énergie, nucléaire, défense, aéronautique, etc. (tiens, tiens, il semblerait bien que les secteurs dans lesquels nous sommes encore performants sont ceux qui ont longtemps bénéficié d’un appui musclé de l’Etat …). Et on pourrait continuer dans bien des domaines.
Sur le sujet, lire également :
[i] Au-delà de ces rapports internes au monde du travail, c’est tout le compromis fordiste (le patron paye bien ses employés pour qu’ils aient les moyens d’acheter ce qu’ils produisent) qui a été mis à bas pour être remplacé par l’opportunisme unilatéral néolibéral : l’actionnaire paye le moins possible ses employés, voire délocalise, pour accroître ses profits au maximum ; chômeurs et travailleurs sous-payés n’auront qu’à acheter ses produits à crédits, à charge ensuite pour l’Etat de gérer la misère sociale ainsi générée et à laquelle l’actionnaire refuse toute contribution en faisant la course au moins-disant fiscal (entre autres).
[ii] Sciemment, je force bien sûr le trait. Les différentes cultures ici citées ne seraient se résumer à ces points caricaturaux.
[iii] François D’Orcival, Où sont les intérêts de la France ? , Le spectacle du Monde, janvier 2012.