DAILYMOTION OU LA NON-STRATEGIE ET LA NON-PENSEE POLITICIENNES
DAILYMOTION OU LA NON-STRATEGIE ET LA NON-PENSEE POLITICIENNES
L’intervention de M. Montebourg pour empêcher le transfert de Dailymotion de France Telecom et la cacophonie gouvernementale, tristement habituelle, qui a suivi ont été l’occasion de nouvelles envolées médiatiques de tous bords[i]. Et comme toujours, ces envolées, distillant au passage quelques contre-vérités, ont été bien rarement issues d’analyse approfondies du sujet, mais bien des réactions épidermiques et politiciennes dont le seul objet est d’occuper le terrain médiatique. En gros, faire parler de soi : l’unique raison d’être d’une classe politico-médiatique aux abois car sentant venir sa propre déchéance. Le sujet est d’ailleurs vite passé à la trappe, une « actualité » en chassant un autre.
Voici donc quelques éléments supplémentaires pour aiguiser la réflexion sur le sujet.
Yahoo Vs France Telecom
Telle une sérénade, cette assertion a été reprise en cœur par tous les opposants au choix de M. Montebourg (qui n’était en pratique pas vraiment le sien) : Yahoo est une entreprise mondialisée et solide bien plus à même d’assurer le développement de Dailymotion que France Telecom.
Reprenons néanmoins quelques éléments[ii] :
- Chiffre d’affaire 2012 : France Telecom 43,5 Mds€, Yahoo 3,8 Mds€.
- Capitalisation boursière (au 07/05/2012) : France Telecom 21,7 Mds€, Yahoo 28,3 M$ (21,8 Mds€).
- Résultat net 2011 : France Telecom 3,8 Mds€, Yahoo 0,8 Mds€.
- Résultat net 2012 : France Telecom 1,1 Mds€, Yahoo 3 Mds€.
- Effectifs : France Telecom 172 000 employés[iii], Yahoo 11 300 employés[iv].
Enfin, pour ceux qui croient encore que France Telecom est encore une société à portée essentiellement hexagonale, on trouvera ici une carte représentant l’implantation de France Telecom à travers la planète
Yahoo plus costaud que France Telecom ? Vous en êtes toujours aussi sûr ? En fait, les données financières des deux groupes sont à peu près équivalentes à un point près, et de taille : le chiffre d’affaire de France Telecom est près de 12 fois celui de Yahoo. Rien que ça.
En pratique, décrire France Telecom comme un nain qui ne pourrait que se prosterner devant le géant américain représenté par Yahoo relève d’un masochisme auto-flagellateur caractéristique des déclinistes de tous poils toujours prompts à tous les renoncements pour faire passer notre pays et ses habitants pour un ramassis de demeurés en cours de clochardisation qu’il faudrait rééduquer à coups de « réformes structurelles).
Au passage, on remarquera également que les besoins en financement de Dailymotion sont de l’ordre de 50 millions d’euros, à peine un pourboire pour une multinationale comme France Telecom (4,5% de son résultat net 2012, 0,1% de son chiffre d’affaire …)[v] .
La stratégie de Yahoo.
Ce point n’a quasiment jamais été évoqué : que veut faire, à long terme, Yahoo de Dailymotion ? Quelles garanties ont été offertes ?
Pour ma part, je n’ai trouvé dans la presse aucune explication convaincante sur ce sujet. Il est certes évident qu’en voulant acquérir Dailymotion, Yahoo cherche à faire pièce à Google, lui-même maître de Youtube. Mais à long terme quel est l’intérêt pour Yahoo de conserver les activités de Dailymotion en France ? Je n’en vois strictement aucun. Il y a même tout à parier que Yahoo aurait fait le choix, et c’est bien logique, soit de rapatrier le siège de Dailymotion aux Etats-Unis, soit, et c’est plus probable, de l’installer dans un paradis fiscal, comme c’est désormais l’usage (par exemple Google Europe en Irlande) dans la dorénavant traditionnelle course au moins-disant fiscal et social. La France y aurait donc tout perdu : une activité sur son territoire, les rentrées fiscales et les emplois qui vont avec (sur ce dernier point voir ci-dessous). Ces éléments sont de plus corroborés par le fait qu’à terme Yahoo voulait devenir actionnaire unique de Dailymotion, qui se serait alors probablement transformé en un simple « Yahoo ! vidéo ».
La préservation de l’emploi
D’un côté comme de l’autre (pour ou contre), l’argument de la préservation de l’emploi à été brandi. Mais personne n’a osé indiquer que Dailymotion emploi … 165 personnes (129 à Paris, 32 aux Etats-Unis[vi]). Alors même que des centaines de milliers d’emplois, en particulier dans l’industrie, sont détruits dans notre pays et que le gouvernement Ayrault continue à appliquer, grosso modo, la RGPP[vii] (qu’il a pudiquement rebaptisé MAP[viii]) et vient d’annoncer la suppression de 34 000 emplois dans la Défense, la question des quelques dizaines d’employés de Dailymotion peut donc paraître anecdotique (ce qui n’est pas le cas de son activité, des profits engendrés, des recettes fiscales afférentes et du potentiel de développement).
La non-stratégie française et européenne
« Le rachat de Dailymotion par Yahoo permettrait son développement et une meilleure insertion dans l’économie numérique » a-t-on pu entendre. C’est très certainement vrai, même si cela se ferait, comme nous l’avons vu, hors de France. Mais la véritable question à se poser est sans doute inverse : la France, et l’Union européenne, n’ont quasiment aucune stratégie viable et de long terme sur le développement de l’économie numérique[ix] et dans ce domaine, comme dans tant d’autres, se placent en complète situation de servilité à l’égard des Etats-Unis. Facebook et autres Twitter peuvent allégrement collecter toutes les données personnelles des citoyens des pays de l’Union, sans que soit proposé un concurrent européen crédible[x]. Mac et Windows, avec en toile de fond des liens plus ou moins avérés avec les services fédéraux américains, régissent la vie de l’immense majorité des ordinateurs du Vieux Continent sans que cela ne génère un seul froncement de sourcil. Mais il est vrai qu’il ne viendrait jamais à l’esprit de l’UE, acquise au dogme du laisser-faire anti-étatique, de donner l’impulsion (et encore moins le financement) d’un grand projet européen sur ce sujet[xi].
Dailymotion est un des rares pieds à vocation mondiale que nous ayons dans l’économie numérique. La question serait donc peut-être moins son rachat éventuel que comment, à partir de cette entreprise, nous pourrions peut-être à l’échelon européen (mais je n’y crois guère), sinon français, développer un véritable champion international et anticiper le développement de l’internet de demain.
Les trois points évoqués supra ne sont que des pistes de réflexion. Il y en a certainement d’autres. Mais ils démontrent que la question du rachat de Dailymotion va bien au-delà de l’agitation politicienne et médiatique d’une bande de bricoleurs à la petite semaine, de droite comme de gauche. A titre personnel, j’aurais tendance à approuver le choix du refus de la vente à Yahoo. Mais il faut maintenant aller au-delà : conserver Dailymotion en France c’est bien, mais pour en faire quoi ? Dans quelle stratégie d’ensemble ?[xii] Etant donné le goût prononcé du chevalier de la démondialisation pour les coups d’éclats médiatiques et l’inertie de poulpe du reste du gouvernement, on peut légitimement se demander si ces questions sont bien à l’ordre du jour. Un dernier point : qu’on ne vienne pas me dire que l’Etat n’a pas son mot à dire dans cette affaire. Avec 27% des parts, il est le premier actionnaire de France Telecom. Je serais toujours désireux de connaître qui serait l’actionnaire, privé ou public peu importe, qui disposant du quart des actions d’une entreprise, ne trouverait pas son mot à dire dans la stratégie de celle-ci[xiii].
[i] On lira, par exemple, l’article de M. Ugeux, Le Splendide isolement de la France, Le Monde , 03/05/2013, qui traite la question en dix lignes (…) avant d’aborder la taxe Tobin (traitée en 6 lignes sans même évoquer le fait qu’une telle taxe pourrait certes faire fuir les spéculateurs à court-terme, dont on connait les effets potentiellement dévastateurs, et encourager les investissements de long terme), le référendum britannique sur l’UE (sans même évoquer le jeu purement politicien de M. Cameron consistant à isoler le parti eurosceptique), les tensions franco-allemande et le possible rapprochement Paris-Rome (en 6 lignes). Ce n’est certes pas là un travail de journaliste, ni même de blogueur, mais de la propagande sans analyse de fond.
Dans le paysage médiatique, on dénotera toutefois l’article très factuel et neutre des Echos qui permet de mieux comprendre ce qui a pu se passer autour de cette affaire (sans toutefois en cerne réellement la portée stratégique) : Solveig Godeluck, Bercy fait échouer l’alliance de Dailymotion avec Yahoo !, Les Echos, 02/05/2013 et Elsa Freussent, Nicolas Rauline, Solveig Godeluck, Comment l’affaire Dailymotion a semé la zizanie à Bercy¸Les Echos, 03/05/2013.
[ii] Sources :
- Pour France Telecom : http://www.boursorama.com/bourse/profil/profil_finance.phtml?symbole=1rPFTE
- Pour Yahoo : http://www.boursorama.com/bourse/profil/resume_societe.phtml?symbole=YHOO
[iii] http://fr.wikipedia.org/wiki/France_telecom#cite_note-groupeorange.com-5
[iv] http://yhoo.client.shareholder.com/faq.cfm
[v] Cf. Elsa Freussent, Nicolas Rauline, Solveig Godeluck, Comment l’affaire Dailymotion a semé la zizanie à Bercy¸Les Echos, 03/05/2013.
[vi] Source http://fr.wikipedia.org/wiki/Dailymotion
[vii] Révision générale des politiques publiques initiées sous le mandat de M. Sarkozy, visant, entre autres, à ne remplacer qu’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite.
[viii] Modernisation de l’action publique.
[ix] Toutes deux sont bien sûr très fortes pour pondre de grandes incantations, et autres rodomontades, à coups de parutions diverses et variées de leurs administrations respectives, mais on peut se demander, concrètement où on en est.
[x] A l’opposé, la Chine a su développer ses propres réseaux sociaux (Sina Weibo). Cf. Alibaba rentre au capital du « Twitter » chinois, Les Echos, 02/05/2013.
[xi] On remarquera que tous les grands succès européens, comme Airbus ou Ariane, ont été réalisés en dehors du cadre de l’UE. A contrario, le concurrent européen du GPS , le projet Galiléo réalisé sous l’égide l’UE, est dans les limbes depuis des lustres.
[xii] Rappelons que France Telecom est l’unique actionnaire de Dailymotion et que, à hauteur de 27%, l’Etat français est le principal actionnaire de France Telecom (pour l’instant : M. Ayrault semblant avoir prévu une grande braderie sur le patrimoine actionnarial des Français).
[xiii] Certains néolibéraux objecteraient que l’Etat pourrait aller à l’encontre des intérêts de France Telecom. Ici aussi, qu’on ne vienne pas dire que si l’intérêt d’une filiale allait à l’encontre de sa maison mère, celle-ci n’irait pas vite fait rappeler qui est le patron ! On ne peut pas clamer à vau-l’eau que l’Etat doit se comporter comme un acteur économique comme les autres et hurler au scandale lorsqu’il le fait.