Vers le meilleur des mondes ?
L’ouvrage majeur d’Aldous Huxley offre, dans notre société contemporaine, un tableau saisissant d’actualité sur toutes les dérives modernes, de l’homme économique à une conception faussée de la liberté, en passant par les approches utilitaro-rationalistes qui nient le caractère artistique et créateur de l’humain.
Aldous Huxley décrit un monde dans lequel la science a pris le pouvoir, ou plutôt tous les pouvoirs. Tout y est organisé, régi de manière purement rationnelle et utilitariste. Les embryons eux-mêmes sont sélectionnés puis manipulés (le « procédé Bokanovsky ») de manière à répondre aux besoins de la société. L’éducation est organisée. Les créateurs de ce « meilleur des mondes » avaient d’abord imaginé, grâce à la manipulation des embryons et de l’éducation, un eugénisme parfait dans un monde composé uniquement d’être grands, beaux, forts et intelligents. L’échec fut cuisant : il faut bien que quelques uns se consacrent aux tâches subalternes. Aussi, dans le meilleur des mondes, la science humaine s’est tournée vers une solution radicalement différente : une société ouvertement déterministe et tout aussi ouvertement de classes, des « alphas plus » aux « epsilons », dans lesquelles chaque être est programmée dès sa conception pour tenir un rôle précis. Bien évidemment, dans une société si rationnelle, les émotions trop fortes, et en conséquence tout ce qui se rapporte à la culture, aux arts, et même à la famille, n’ont pas leur place. Aussi, sur ces points comme sur les autres, la programmation des humains est parfaitement huilée et conditionnée : par exemple, un hédonisme parfaitement égocentré se substitue à l’amour. Au pire, il reste la drogue (« le soma ») pour gommer les « imperfections émotionnelles ». Anticipant les totalitarismes, Huxley a ainsi mit en scène, avant l’heure, « l’homme économique », le Procuste moderne. Il en profite, au passage, pour dénoncer les systèmes économiques se nourrissant du consumérisme (« raccommoder, c’est antisocial »).
Dans cette société, Bernard Marx est un accident : bien qu’alpha plus, il est de taille relativement moyenne et d’un caractère ombrageux. Sans qu’il ne sache vraiment ni comment ni pourquoi, le système en place le dégoute, voire le révolte. De plus, il se sent poindre des sentiments visiblement différents des autres, notamment un ersatz d’amour. Son décalage le conduit dans une espèce de quête, notamment en visitant la réserve des « sauvages », quelques spécimens humains, folkloriquement conservés à l’écart des processus scientifiques. Il en ramène un spécimen qui mettra le trouble dans l’ordre établi. Toutefois, les plus hauts dirigeants de la planète, d’un parfait cynisme, ont déjà prévu ce type de cas et sauront jouer des petites lâchetés de Bernard Marx pour le remettre au pas, sans même avoir à utiliser la violence : le meilleur des mondes est un parfait système d’esclaves vautrés dans la fange de leur incurie culturelle et conscientielle. Marx retournera à sa vacuité dans une île perdue pendant que le « sauvage » s’abandonne au suicide.
Morceaux choisis :
TOTALITARISME
« Un Etat totalitaire vraiment « efficient » serait celui dans lequel le tout-puissant comité exécutif et leur armée de directeurs auraient la haute main sur une population d’esclaves qu’il serait inutile de contraindre, parce qu’ils auraient l’amour de leur servitude. »
Préface de l’auteur, page 15.
SEXE
« A mesure que diminue la liberté économique et politique, la liberté sexuelle a tendance à s’accroître en compensation. »
Préface de l’auteur, page 17.
LIBERTE
« - N’avez-vous pas le désir d’être libre, Lénina ?
- Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Je le suis, libre. Libre de me payer du bon temps, le meilleur qui soit. « Tout le monde est heureux à présent ! »
Page 111.
CONSUMERISME
« Raccommoder, c’est antisocial »
Page 145.
IDEALISME
« Ce genre d’idée qui pourrait facilement déconditionner les esprits les moins solidement arrêtés parmi les castes supérieures, qui pourrait faire perdre la foi dans le bonheur comme Souverain Bien, et leur faire croire, à la place, que le but est quelque part au-delà, quelque part au-dehors de la sphère humaine présente ; que le but de la vie n’est pas le maintien du bien-être, mais quelque renforcement, quelque raffinement de la conscience, quelque accroissement de savoir … »
Page 200.
BONHEUR
« J’aimerais mieux être malheureux que de connaître cette espèce de bonheur faux et menteur dont cous jouissez ici ! »
Page 201.
ART
« Il faut qu’on soit blessé, troublé ; sans quoi, l’on ne trouve pas les expressions véritablement bonnes, pénétrantes, les phrases à rayons X. »
Page 207.
BONHEUR
« Les gens sont heureux ; ils obtiennent ce qu’ils veulent, et ils ne veulent jamais ce qu’ils ne peuvent obtenir. Ils sont à l’aise ; ils sont en sécurité ; ils ne sont jamais malades ; ils n’ont pas peur de la mort ; ils sont dans une sereine ignorance de la passion et de la vieillesse ; ils ne sont encombrés de nuls pères et de nuls mères ; ils n’ont pas d’épouses, pas d’enfants, pas d’amants, au sujet desquels ils pourraient éprouver des émotions violentes ; ils sont conditionnés de telle sorte que, pratiquement, ils ne peuvent s’empêcher de se conduire comme ils le doivent. »
Page 244.
HEDONISME
« La civilisation industrielle n’est possible que lorsqu’il n’y a pas de renoncement. La jouissance jusqu’aux limites extrêmes que lui imposent l’hygiène et les lois économiques. Sans quoi les rouages cessent de tourner. »
Page 262.