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L'Oeil de Brutus

THEORIE DE LA RAISON ET DES EMOTIONS

5 Décembre 2012 , Rédigé par L'oeil de Brutus Publié dans #Idées

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THEORIE DE LA RAISON ET DES EMOTIONS

 

 

« Il est à la fois conforme à la nature et avantageux que le corps soit commandé par l'âme et que la partie passionnée le soit par l'intellect »

Aristote, Les Politiques, Livre I, chapitre 5, page 20.

 

 

L’époque moderne a été considérée comme étant celle de l’accomplissement de la Raison. L’époque postmoderne est en passe d’être celle de son abolissement.

Par époque postmoderne, nous reprendrons ici la définition retenue par le philosophe Henri Hude[1] : si l’époque moderne s’est définie par l’observation d’une objectivité scrupuleuse de la Raison, l’époque postmoderne est marquée par le renoncement à ce principe. Nous reviendrons sur ce point en conclusion.

 

La Raison muée en apologie d’elle-même génère néanmoins un profond danger car elle mène au totalitarisme. En partant de postulats énoncés comme vérités absolues (l’égalité entre les hommes pour l’un et la supériorité de la race pour l’autre), le communisme et le nazisme ont voulu créer des sociétés totalement régies par des rationalités partant de ces postulats. La Raison est dangereuse lorsqu’elle s’insère dans une logique de Tout qui prétend gouverner l’ensemble des strates et des sphères de la société au nom de ce Tout et par le biais de la Raison. Celle-ci devient alors à la fois l’outil et la justification du totalitarisme[2].

Mais la négation de la Raison est tout aussi dangereuse. Si rien ne peut être conduit selon la Raison, alors tout est relatif et il n’y a plus aucune vérité, du moins plus aucune vérité à partager entre les hommes car chacun d’eux peut prétendre détenir sa propre vérité, vérité qu’il n’a plus besoin d’argumenter selon un schéma rationnel. L’on sombre alors dans un nihilisme absolu qui finit toutefois, par défaut, par se trouver un nouvel Absolu : soi-même.

Il s’agit donc de définir quelle doit être la place de la Raison dans nos vies et nos sociétés.

 

La Raison s’oppose aux émotions dans le sens où, s’appuyant sur des vérités communément admises (par exemple la mortalité de l’homme), elle cherche par déductions logiques et argumentées à s’approcher de la Vérité (par exemple le sens de la vie pour l’homme), tandis que les émotions n’ont aucune vocation dialectique de recherche de la vérité ; elle considère un élément brut comme vrai sans chercher à en établir la preuve. Cette opposition se retrouve d’ailleurs dans l’étymologie des deux termes : raison dérive du latin ratio c’est-à-dire calcul, compte, alors que émotion provient de la motio qui signifie, entre autres, « action de mouvoir, mouvement, trouble, frisson (de fièvre) ».

Ainsi, une analyse scientifique de mon alimentation permet de définir ce qui y est bon pour ma santé : cela relève d’une démarche rationnelle. A contrario, mes goûts alimentaires ne se discutent pas : on aime ou on n’aime pas tel ou tel aliment. Cela n’a rien de néfaste en soi. On peut très bien, par exemple, aimer le bon vin sans que cela porte préjudice à sa santé. Le danger réside dans la proportion accordée à ce goût - cette émotion - qui peut alors prendre la forme d’une passion, par définition complètement irrationnelle et en conséquence pouvant conduire à l’immodération puis, in fine, à l’asservissement du corps, mais aussi - et surtout -, de l’âme, à cette passion. C’est d’ailleurs ce qui conduisait Aristote à faire l’éloge de la modération dans tous les domaines[3].

 

Initialement, le combat pour la Raison s’est bâti en lutte contre l’obscurantisme religieux pendant les grandes Lumières aux XVIIe et XVIIIe siècles. Mais la Raison n’en a pas pour autant mis fin à la religion car une vie et une société entièrement bâties sur la Raison – outre les dérives totalitaires citées supra – nous paraîtrait insupportable. Entièrement construites autour de la rationalité, elles ne laisseraient nulle part à la créativité et aux sentiments. Le génie de la République a alors été de confiner la question religieuse à la sphère privée selon le principe de la laïcité, cela n’excluant par ailleurs nullement que des principes moraux issus des religions et compatibles avec la Raison imprègnent les valeurs communes indispensables au fonctionnement de toute société (par exemple le respect de la vie et de la dignité humaine), qui se définit un avenir commun autour de ces valeurs. Comme pour le concept de frontière[4], la laïcité n’est pas imperméabilité. La Foi dans la sphère privée ; et les valeurs républicaines, constitutives du contrat social,  dans la sphère publique : tel est le principe qui a su faire s’accomplir une République française enfin apaisée[5]. 

Comme pour les émotions, l’acte de Foi ne relève pas d’une approche dialectique : on croit, on ne croit pas, on a des doutes ; mais nul n’est en position de remettre en cause la Foi d’autrui (tant que celle-ci ne porte pas atteinte à sa propre Foi ou ses propres convictions), même – et surtout – sur la base d’une démarche rationnelle. La théorie ici présentée prétend donc qu’il s’agit de régir la Raison et les émotions selon le même principe de laïcité : la Raison dans la sphère publique, les émotions dans la sphère privée, ceci n’induisant nullement que la sphère privée dussent être exclusivement régie par les émotions (et réciproquement).

 

 

Or, l’idéologie postmoderniste a réussi le tout de force d’imposer le rapport exactement inverse.

Dans L’Ethique du protestantisme et l’esprit du capitalisme, Max Weber soutenait au début du siècle précédent que ce qui a permit l’épanouissement et la domination du capitalisme occidental moderne a été sa capacité d’étendre la rationalité à toutes les sphères de la vie sociale (à commencer bien sûr par la sphère économique). Dans l’ère postmoderne, cette rationalité s’est progressivement étendue à la sphère privée : l’esthétique du mobilier importe peu, pourvu que ce soit « pratique » et le modèle Ikéa s’impose ; les plats préparés et bio méprisent les saveurs au nom de l’organisation du repas et de la santé de l’individu ; la moindre difficulté amoureuse ou familiale doit pouvoir être savamment analysée sous le prisme de la « science » psychologique qui se veut de plus en plus exacte ; et surtout le comportement économique de chaque individu doit pouvoir être explicité sous forme d’équation mathématique d’une « science » économétrique qui se prétend de plus en plus « dure » et considère le corps social comme une simple suite d’individus prétendument totalement rationnels … etc.

Dans l’autre sens, la Raison abandonne l’espace public. La sphère politique, s’appuyant de plus en plus sur l’émotionnel, en est la meilleure illustration. Les programmes politiques importent désormais peu (et de toute façon les deux partis « de gouvernement », tous deux soumis à l’idéologie postmoderniste, ne se distinguent guère sur le fond). L’image et la communication ont pris le dessus. Le 2nd tour des élections présidentielles en a donné une affligeante et pathétique estampe. Le comportement des militants, bien plus proche de celui de « fans » décérébrés d’un « boys band » tout aussi décérébré, a pu avoisiner l’hystérie, d’un bord comme de l’autre. Au soir du 6 mai 2012, lors du discours de M. Sarkozy, on a pu voir quelques un de ces fans, sombrant dans le pathétique, faire des cœurs avec leurs mains (des scènes du même ordre étaient visible du côté du vainqueur). On n’a pas à aimer (ou pas) un homme politique. C’est la force de notre raisonnement – s’appuyant sur nos convictions – qui doit nous amener à adhérer (ou pas) à son programme politique et son projet de société tout en scrutant son éthique personnelle et ses qualités de décideurs (là aussi par une dialectique d’analyse des faits).

La IIIe République s’était donnée pour idéal de faire des Français des citoyens éduqués et ainsi capables de choisir d’eux-mêmes, par le biais de leur Raison, leur destinée politique, donnant ainsi corps au projet d’une démocratie enfin durable[6]. Dans la tradition des Lumières, elle a voulu entourer la sphère publique de la Raison et laisser les questions religieuses (et émotionnelles) à la sphère privée : bien plus qu’un anticléricalisme dogmatique, c’est ici qu’est le sens de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat.

Le postmodernisme a tourné le dos à ce projet et s’inscrit même dans une logique inverse de des-éducation des masses par le bais de médias grand publics qui lui sont complètement asservis en encourageant le consumérisme matérialiste et hédoniste, l’individualisme éhonté et surtout le voyeurisme passionnel qui transfert les émotions de la sphère privée dans la sphère publique. Bien évidemment, l’autre pan de cet abandon est marqué par la faillite d’une éducation nationale idéologisée par l’esprit soixante-huitard valorisant le « bon sauvage », méprisant le collectif, refusant l’autorité, et déifiant l’individu. Au final, les libertaires se sont faits alliés objectifs des libertariens et notre Education nationale, en valorisant l’extériorisation des émotions de ce « bon sauvage » dans le collectif et en refoulant l’enseignement de la Raison - dans un étrange retour à la réaction romantique[7] -, en est le triste symbole.

 

 

Car, le renoncement au principe de la Raison découle directement de l’avènement de l’idéologie libérale (que l’on peut aussi nommer néolibéralisme) qui sacralise l’individu, au point d’en faire l’Absolu sous la forme d’une quasi-religion dans laquelle il est le Tout. C’est pourquoi, de fait, le néolibéralisme est un totalitarisme[8] qui permet de faire dire et faire faire tout et n’importe quoi au nom de la liberté. Mais cette liberté est un leurre qui conduit au retour à l’état de nature, la guerre de tous contre tous : une nouvelle forme de féodalisme ploutocratique.

 

 

 Illustration : La métamorphose de Narcisse de Salvador Dali. 

 

 



[1] Henri Hude, Préparer l’avenir, Economica 2012, page 9.

[2] Ces totalitarismes s’inscrivent toutefois dans une utilisation dévoyée de la Raison, confondant Raison et logique. Si la première s’appuie sur des vérités établies, la seconde (la logique) part de postulats qui ne sont pas forcément des vérités. On peut ainsi avoir une argumentation parfaitement logique mais complètement irrationnelle, comme des mathématiciens se sont amusés à construire des systèmes mathématiques entièrement cohérents à partir de 2+2=5. Sur le sujet lire la Préface de Jacques Sapir à 1940, Et si la France avait continué la guerre, Tallandier 2010.

[3] Aristote, Les politiques.

[4] Lire Régis Debray, Eloge des frontières, Gallimard 2010. Ma fiche sur cet ouvrage : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-eloge-des-frontieres-82266267.html

[5]  On remarquera que c’est bien en tentant de bannir toute référence à la Foi religieuse – remplacée par un autre obscurantisme,  le « culte de la déesse Raison » - que Robespierre a pour ainsi dire donné naissance au premier totalitarisme.

[6] Nonobstant ce point, la IIIe République avait ses défauts ; qui ont conduit à ses pertes, au premier desquels on trouve un parlementarisme favorisant la corruption du pouvoir et par là-même la dissolution de celui-ci.

[7] Sur l’étonnante alliance de fait entre les « Lumières » postmodernes et la réaction romantique, lire Alain Finkielkraut, La Défaire de la pensée, Folio 2008. Ma fiche sur cet ouvrage : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-la-defaite-de-la-pensee-83432198.html

[8] Dans son rapport au totalitarisme, on notera également que :

-          Le néolibéralisme est une idéologie imposée à tous.

-          Les partis de gouvernement y adhèrent tous plous ou moins sciemment. Il n’y a ainsi pas d’alternative de proposé aux électeurs, les programmes des partis ne se distinguant que sur des questions de société secondaires. En pratique, il n’existe que deux oligarchies qui se disputent le pouvoir à travers des clientèles différentes mais selon le même cadre idéologique et idéologisé. Finalement, il n’existe en fait qu’un parti unique à l’intérieur duquel deux tendances se partagent le pouvoir au gré d’élections pseudo-démocratiques.

-          La direction de l’économie est centralisée selon un unique axe : le marché.

-          L’idéologie néolibérale dispose d’un quasi-monopole dans les médias de masse, globalement tous soumis à sa pensée dominante.

-          En exigeant le démantèlement de l’Etat et son asservissement aux principes privés (parfois sous couvert de « rétablir le lien avec la société civile », le néolibéralisme fait disparaître la distinction entre l’Etat et la société.

 

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M
It is really interesting to read about the postmodern era. At that time the communism and Nazism wanted to create societies that are totally controlled by the Government. This is a great post for the people to get the proper information.
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