SUR LA PROPAGANDE NEOLIBERALE - 2e EPISODE
SUR LA PROPAGANDE NEOLIBERALE – 2e EPISODE
Le 6 août 2012, Jacques Sapir et Jean-Marc Daniel répondaient à un interview sur le site Atlantico.fr. Les habitués de mon blog se douteront bien que mes positions sont très proches de celles de Jacques Sapir et que je n’aurai donc pas grand-chose à ajouter à ses déclarations lors de cette interview (on pourra également lire l’analyse de Laurent Pinsolle sur le dernier ouvrage de M. Sapir).
Il en est bien sûr tout autre chose en ce qui concerne M. Daniel, dont plusieurs éléments de son interview appellent à commentaires.
L’économie en tant que science « dure »
Jean-Marc Daniel est professeur à ESCP-Europe et responsable de l’enseignement de l’économie aux élèves et il semblerait bien qu’il prétende enseigner une science dite dure – à défaut d’être exacte – puisqu’il affirme que « les économistes comme les météorologues face aux prévisions du temps ou les géologues face aux annonces de tremblement de terre, ne maîtrisent pas toutes les données, il y a des impondérables, malgré une compréhension accrue de leur part des mécanismes ». Il ferait bien de feuilleter cet ouvrage de Bernard Maris, vieux de 12 ans mais d’une saisissante actualité : Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles. Cela lui permettrait de comprendre que la géologie et la météorologie sont des sciences qui peuvent prétendre à être « dures » car elles s’appuient sur des faits scientifiques. Elles ne parviennent certes pas de manière exacte à annoncer le temps ou le tremblement de terre, car, comme il le dit lui-même, elles n’en maîtrisent pas toutes les données et surtout les relations entre ces données multiples sont extrêmement complexes.
Mais ce qui est problématique, c’est que M. Daniel prétend qu’il en est de même pour l’économie.
Si les données relatives à la météorologie sont les températures, les pressions atmosphériques, les vents, les courants marins, les marées, etc., quelles sont les données relatives à l’économie ? Le PIB, la croissance, les taux de chômage ? Mais ces indicateurs ne sont pas des données de départ car elles sont issues de … choix humains. Et ce sont là que sont l’essentiel des « données » de départ de l’économie : dans les comportements humains (mais aussi dans bien d’autres domaines tels le climat, les ressources naturelles, les catastrophes naturelles, etc.). Si l’on peut tenter de « prédire » le comportement d’un nuage car celui-ci n’a pas de volonté propre et est entièrement dépendant des données extérieures citées supra, comment peut-on prétendre prédire le comportement humain et à fortiori des agrégats constitués de milliards de comportement d’êtres humains (même en se basant sur la soi-disant rationalité des agents, ce qui est une vaste fumisterie) ?
Qu’on se le dise donc : l’économie n’a rien à voir avec la météorologie ou la géologie. Elle est bien plus proche des sciences sociales que des sciences dites dures ou exactes. Les sociologues, les anthropologues ou encore les ethnologues ne prétendent jamais prédire l’avenir, tout juste peuvent-ils affirmer que, généralement, telles causes ont telles conséquences. Les économistes devraient faire preuve de la même humilité.
On remarquera au passage que cette tendance au scientisme est plus marquée chez les libéraux, fidèles à leur marché tout puissant, leurs agents rationnels et in fine leur homo economicus, que chez ceux que l’on nomme de nos jours les hétérodoxes.
Un professeur d’économie peut-il méconnaître le keynésianisme ?
Cela semble en tout cas être le cas de M. Daniel lorsqu’il clame que « les politiques économiques menées depuis 70 ans au nom du keynésianisme ont surdéterminé l’aspect monétaire - et non pas tellement financier. C’est à dire que les politiques monétaires ont été outrageusement laxistes et purement quantitatives. La disparition de l’inflation dans les années 80 l’a masqué mais l’endettement excessif s’est poursuivi. Cet excès de monnaie mis en circulation assez souvent pour financer des déficits budgétaires très élevés a débouché sur des bulles –immobilier, matières premières- et sur des drames financiers ».
Car depuis la fin du système monétaire de Bretton Woods (système crée sur les conseils de Keynes …) en 1972 et surtout depuis la révolution reaganienne et thatchérienne des années 1980, il n’est guère plus de pays occidentaux à tenir une politique keynésienne basée, rappelons-lu, sur une approche contra-cyclique de l’intervention de l’Etat, s’appuyant elle-même sur une relance budgétaire en cas de crise, financée par la politique monétaire.
Or, depuis les années 70 (et notamment en France depuis la loi de 1973), la plupart des Etats européens (et tous les Etats de la zone euro depuis le traité de Maastricht) n’ont plus la maîtrise de leur politique monétaire, ce qui est pourtant un élément fondamental de toute politique keynésienne. Néanmoins, et contrairement à ce que sous-entend Jean-Marc Daniel, le keynésianisme ne s’appuie pas sur la politique monétaire : elle ne considère celle-ci que comme un outil au service de la politique budgétaire.
Par ailleurs, M. Daniel semble ignore un autre élément fondamental du keynésianisme : la trappe à liquidité. Ce concept a été émis par Keynes dans sa Théorie générale. Il signifie simplement (et justement par rapport aux propos de M. Daniel) que si l’on tient une politique monétaire trop expansionniste (fortes émissions de monnaie à de faibles taux d’intérêts), cela avive la spéculation et détourne les flux financiers de l’économie réelle (ce qui s’est en partie passé et a engendré la crise actuelle par la politique très laxiste menée par la réserve fédérale américaine). En fait, ce que reproche M. Daniel au keynésianisme a été théorisé et dénoncé par Keynes lui-même !
En conclusion donc, les « politiques monétaires outrageusement laxistes et purement quantitatives » sont à l’opposé de la théorie keynésienne et les politiques économiques menées ces 4 dernières décennies ne relèvent que très marginalement du keynésianisme.
Le protectionnisme : triste aveu.
Jean-Marc Daniel nous concède que le protectionnisme aurait « clairement maintenu l’activité du secteur automobile » mais qu’il y demeure opposé car le protectionnisme est nuisible au pouvoir d’achat. Ce dernier point est partiellement vrai : si des barrières protectionnistes sont érigées, les prix des produits importés augmenteront. Mais c’est une vision à courte vue : qui pourra encore acheter des produits importés lorsque l’immense majorité de nos concitoyens seront au chômage et que l’Etat en faillite n’aura plus les moyens de leur verser d’allocation ?
Pour revenir aux propos de M. Daniel, les futurs licenciés de PSA et les millions de chômeurs que comptent la France seront ravis d’appendre qu’ils ont perdu leur emploi eu nom de la préservation de leur pouvoir d’achat !
Scientisme dogmatique, balivernes sur le keynésianisme, refus aveugle du protectionnisme : une fois qu’on en est arrivé là, peut-on encore conserver une once de crédibilité aux théories de nos néolibéraux ?