REVERENCE DEVANT LE POUVOIR (LES CHIENS DE GARDE 2/5)
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Le constat est cruel : si les médias devaient constituer un contre-pouvoir, on ne peut que constater que « le « contre-pouvoir » s’est assoupi avant de se retourner contre ceux qu’ils devaient servir. Pour servir ceux qu’il devait surveiller » (page 11). En pratique, cet état de fait est aussi la conséquence de l’insertion du journalisme dans la logique libérale, puisque « coincé entre son propriétaire, son rédacteur en chef, son audimat, sa précarité, sa concurrence et ses complicités croisées, le journaliste de base n’a plus guère d’autonomie » (page 12). A cette logique libérale se superpose une logique corporatiste particulièrement criante lorsqu’il s’agit de défendre « la liberté de la presse » : en maîtrisant l’agenda médiatique, les journalistes font passer au premier plan les « copains » en difficulté, tout en laissant complètement de côté leurs homologues chinois, arabes ou africains pourtant soumis à une oppression bien plus forte (page 14).
Révérence devant le pouvoir
Lorsqu’elle écrivait La mémoire du cœur (Fayard 1997, page 244), Christine Ockrent clamait, au sujet de la liberté des médias télévisuels, qu’ « il faut avoir la mémoire courte pour ne pas s’exclamer sur le chemin parcouru depuis l’époque de l’ORTF ». Mais Mme Ockrent a la mémoire encore plus courte : elle oublie que deux ans auparavant (en 1995), pour avoir déplu au nouveau président de la République, elle se trouva expéditivement congédiée de l’Express, organe de presse appartenant à un proche (Pierre Dauzier) du nouveau maître de l’Elysée. Mais il est vrai que de confortables indemnités rendirent l’expérience moins douloureuse pour elle et … moins instructive pour les autres (page 20). Au même titre, les exemples de copinages avérés entre le pouvoir politique et les médias sont légions, ainsi de François Mitterrand qui lorsqu’il crée Canal +, la première chaîne privée de télévision, en confie la direction à son ancien directeur de cabinet, André Rousselet (page 23).
Autre élément primordial pour appréhender le système journalistique français : l’inamovibilité de ses membres les plus « importants », comme Michel Field, passant brillamment du militantisme d’extrême-gauche au centre droit médiatique, ou encore Serge July (lui aussi ancien de l’extrême-gauche), responsable de Libération de 1973 à 2006 (page 23). Et comment oublie l’inénarrable Jean-Pierre Elkabbach qui, alors qu’il dirigeait France 2 et France 3 prenait le thé chaque semaine avec le 1er ministre Edouard Balladur (page 26). Déjà à l’époque ce mélange des genres se retrouvait aussi de l’autre côté du miroir : Nicolas Sarkozy pouvait ainsi cumuler simultanément les portefeuilles de ministre de la communication (et donc la tutelle des télévisions et radios publiques), de ministre du budget et de porte-parole de la campagne d’Edouard Balladur sans que cela n’émeuve nullement le petit monde journalistique français. Mais il faut dire que déjà à l’époque le futur président de la République entretenait un épais carnet d’adresse médiatique (page 27). Dans un tel contexte, il ne faut donc pas s’étonner de l’apathie des journalistes vis-à-vis du pouvoir politique. Apathie qui confine à la lâcheté lorsque Jean-Marie Cavada reçut Jacques Chirac, alors candidat à la présidence, le soir même d’une publication du Canard enchaîné qui annonçait qu’il occupait un fort bel appartement parisien pour un loyer modique, sans lui poser la moindre question sur ce sujet (page 28).
En pratique, la situation du journalisme français se rapproche de celle de son homologue américain décrite par Lewis Lapham (L’Amérique bâillonnée, Saint-Simon 2004, pages 100-101), directeur de la rédaction de Harper’s Magazine : « ayant assisté à bien des congrès durant lesquels des figures éminentes du quatrième pouvoir échangeaient des platitudes décoratives tout en admirant la vue sur la mer ou la montagne, je sais depuis longtemps que rien n’inquiète autant la compagnie assemblée que l’intrusion d’une idée neuve. La nature du journalisme est commerciale et non politique, et quand les congressistes saluent en leurs confrères d’ardents défenseurs de la liberté, l’effet est franchement comique. Ces dames et ces messieurs sont protégés par des entreprises très grandes, très riches et très timides (Time Warner, General Electric, Walt Disney), et quiconque accède au sommet de la hiérarchie , en tant que rédacteur en chef, chroniqueur politique, éditeur, présentateur, critique de théâtre, etc., apprend à réagir avec la souplesse accommodante d’un majordome anglais qui apporte des toasts beurrés au prince de Galles » (page 30).
Les habitudes de pantouflages et rétropantouflages participent bien sûr de cet état de fait, avec, par exemple, Frédérique Bredin (PS) et Anne-Marie Couderc (RPR) chez Hachette, Michel Roussin (RPR) et Jean Glavany (PS) chez Bolloré ou encore Nicolas Bazire et Hubert Védrine chez LVMH (page 30). La consanguinité des élites médiatico-politiques est d’ailleurs poussée très loin :
- Au mariage de Claire Chazal, on retrouve ainsi Nicolas Sarkozy, Jack et Monique Lang, Martine Aubry, Michel Field. Et elle aussi très proche d’Edouard Balladur tout en admettant que l’ancien ministre Renaud Donnedieu de Vabres est comme un frère.
- Beatrice Schönberg a épousé Jean-Louis Borloo
- Pour les personnalités politiques qui se sentent peu à l’aise face à la caméra, Jean-Claude Narcy (TF1) leur propose, moyennant finance bien sûr, un training personnalisé (page 31).
- En 1997, Michel Rocard obtint, en tant qu’ « ami du journal », que Le Nouvel Observateur démentent l’information selon laquelle il s’était rendu à l’Elysée pour obtenir de Jacques Chirac le portefeuille des Affaires étrangères. L’information était pourtant authentique (page 32).
- Martin Bouygues, actionnaire de TF1, est parrain du fils de Nicolas Sarkozy (page 34). Celui-ci est également ami avec Edouard de Rothschild, le plus gros actionnaire de Libération, et bien sûr avec Alain Minc, anciennement président du conseil de surveillance du Monde, Bernard Arnault (propriétaire de La Tribune et actionnaire de TF1), de Serge Dassault (Le Figaro) et Vincent Bolloré (Direct Matin). A tel point que celui qui à l’époque siégeait Place Beauvau n’hésitait pas à clamer « j’ai tous les patrons de presse avec moi » (cité par Le Canard enchaîné, 18/05/2005) (page 36).
- Ce petit jeu va très loin : Dominique Perben (alors ministre de la Justice) nomme Bruno Frappat, directeur de la rédaction de La Croix, membre de la Commission d’éthique de la magistrature ; Alain Acco (société des rédacteurs d’Europe 1) et Jean-Marie Leclerc (Le Figaro) deviennent membre de l’Observatoire national de la délinquance, crée par Nicolas Sarkozy ; Jean-Marc Sylvestre a été nommé à la Commission d’orientation du projet de loi de modernisation agricole (soi disant au titre « d’agitateur d’idées » (sic)) ; Thierry Breton (alors ministre de l’économie) nomme Françoise Laborde (France 2) et Jacques Juillard (alors au Nouvel Obs) au sein d’une mission « chargée d’animer le débat sur la dette publique » où ils pourront côtoyer le patron de BNP, Nicole Notat ou encore Edouard Michelin (page 37).
Le Référendum sur la Constitution européenne a été pour les médias français une belle occasion de montrer son « pluralisme » : tous les grands médias ont unanimement fait campagne pour le oui (pages 41-48), se permettant même de magnifiques saillies sur l’intérêt d’un référendum, telles que :
« Un non au référendum serait pour la France et l’Europe la plus grande catastrophe depuis les désastres engendrés par l’arrivée de Hitler au pouvoir. »
Le directeur du Monde en 1992 à propos du référendum sur Maastricht.
« Ceux qui font la fine bouche devant la Constitution européenne (devrait) avoir en mémoire les photos d’Auschwitz ».
Jean-Marie Cavada, cité pages 46-47.
A suivre :