LES NEOLIBEAUX-LIBERTARIENS ET LA MONNAIE
LES NEOLIBEAUX-LIBERTARIENS ET LA MONNAIE[1]
« Ce n’est pas la science économique qui est fausse, c’est la réalité »
Milton Friedman
Le site contrepoints.org donne un excellent aperçu des fondamentaux de la docte libertarienne. Nous nous intéresserons ici en particulier à leur approche de la monnaie par le biais de l’article de Vincent Bénard, Monétiser la dette publique, une catastrophe ![2]
La plume est alerte et le style incisif. Mais cela ne doit pas masquer le fond : une approche dogmatique, pour ne pas dire sectaire et incantatoire, qui n’a pour seule conséquence que d’encourager une mondialisation ploutocratique dans laquelle la démocratie, la République et le citoyen n’ont pas leurs places[3].
L’exemple japonais.
L’article a pour contexte la crise de l’euro, dans laquelle de plus en plus d’acteurs économiques et politiques appellent à une monétisation plus ou moins partielle des dettes publiques[4]. Accroché à son dogme monétariste, Vincent Bénard se montre, bien évidemment totalement opposé à cette option et s’appuie pour ce faire sur l’exemple du Japon.
L’exemple est en premier lieu fort mal choisi : comme il l’admet lui-même, la banque centrale du Japon ne détient que 7,9% du total de la dette de son Etat. Mais ici, le libertarien s’appuie sur son implacable tautologie qui prend toujours racine sur le même axiome : l’Etat est par nature irresponsable. Il est vrai que les acteurs privés qui ont bénéficié d’une quasi-totale liberté de création monétaire ces dernières années ont fait preuve d’un admirable sens de la responsabilité en nous créant des bulles financières à tout va … Qu’importe, pour les libertariens si l’Etat peut monétiser, il le fera à outrance et déclenchera un cycle d’hyperinflation[5]. Et de nous ressortir le sempiternel fantôme de la République de Weimar avec comme raccourci clairement sous-entendu que l’Etat qui monétise, c’est l’hyperinflation qui gangrène l’économie et donne naissance au nazisme. CQFD. Sauf que ce raccourci est un peu rapide et simpliste et que les libertariens omettent systématiquement –et probablement sciemment – de donner tous les éléments. La situation de l’Allemagne de l’après-1ère guerre mondiale n’a plus grand-chose en commun avec ce que nous connaissons aujourd’hui. A l’époque, les monnaies étaient indexées sur les réserves d’or de la banque centrale, ce qui n’est absolument plus le cas aujourd’hui. A l’issue du traité de Versailles, l’Allemagne perdante s’est trouvée contrainte de verser d’énormes dommages de guerre en or aux vainqueurs, ce qui a dépouillé ses caisses et entrainé le fait que sa monnaie était indexée sur du vide. Vincent Bénard nous livre également en pâture les exemples de la Yougoslavie des années 80 et de l’Amérique du Sud des années 70, mais là aussi sans en expliciter toutes les causes, notamment le recours aux taux de change flottants ou l’influence de la politique américaine sur les gouvernements de gauche qui avaient pu accéder au pouvoir en Amérique latine à cette époque.
Par contre, la fin de la présentation du « modèle » japonais touche un point effectivement sensible : les difficultés démographiques du Japon (comparables à celles de l’Allemagne) qui le mettent à moyen terme en grande difficulté pour financer son modèle social. On est cependant là bien loin du problème de la monétisation : monétisation ou pas, les gouvernements japonais (et là je suis bien d’accord avec l’auteur) ont eu l’irresponsabilité depuis des années de financer leur modèle social par un accroissement démesuré de leur dette et s’en trouvent aujourd’hui dans une situation inextricable[6]. C’est ce que j’affirme depuis longtemps : seules les dépenses d’investissement de l’Etat peuvent être financées par de la dette, jamais les dépenses de fonctionnement[7].
La soviétisation de l’économie.
La partie suivante de l’article est encore plus révélatrice de l’enfermement dogmatique des libertariens. Le titre parle à lui seul : « la soviétisation rampante de l’économie ». Les libertariens sont binaires : soit une économie est de marché, soit elle est soviétisée. Le plus amusant dans cette approche est que les marxistes-léninistes sont entièrement d’accord avec eux ! Nous y reviendrons.
Vincent Bénard réaffirme ici sa croyance au fait que l’irresponsabilité est consubstantielle à l’Etat : « Si la BCE annonce qu’elle monétisera la dette des États en dernier recours, quelles incitations les États de la zone Euro auront-ils à résoudre rapidement leurs problèmes structurels ? » La réponse est pourtant simple : il suffit de fixer des normes[8] qui permettent aux différents Etats de la zone euro d’éviter, comme ce fut le cas de la Grèce, que l’irresponsabilité de l’un impacte tous les autres.
Mais l’auteur va plus loin : en monétisation, les Etats crée de l’argent à partir de rien et jouent ainsi aux « faux-monnayeurs ». Dichotomie étonnante, et ô combien révélatrice de l’approche dogmatique (ou de la mauvaise foi) : les Etats qui créent de la monnaie sont des criminels, par contre les acteurs privés peuvent le faire en toute liberté ….
Poussons donc la logique encore plus loin : pour Vincent Bénard, l’Etat est « l’agent économique le plus pitoyable ». Certes. On serait en droit d’attendre au moins une amorce de démonstration. Mais non. C’est là aussi un axiome de base de la pensée néolibérale. Et comme tout axiome, nul besoin de le démontrer. Pourtant, cette pensée va à l’encontre même du père du libéralisme économique, Adam Smith[9], qui insistait bien sur l’importance du rôle de l’Etat dans les investissements à long terme. Il est possible que les structures bureaucratiques de tout Etat soient effectivement peut à même d’être compétitives dans les domaines concurrentiels et à court-terme. Néanmoins, le Larzac bénéficierait-il d’un réseau électrique sans l’appui de l’Etat ? Le TGV, Airbus (et même Boeing), la recherche spatiale, et bien d’autres exemples encore, existeraient-ils s’ils n’avaient bénéficié du soutien étatique ? Au-delà même des approches à long-terme, les libertariens semblent parfaitement ignorer les tendances monopolistiques et oligopolistiques des marchés non régulés pourtant démontrées par John Kenneth Galbraith[10]. Sans parler du paradoxe Microsoft[11].
Toutefois, Vincent Bénard ne s’arrête pas là : « si l’étatisation de l’économie fonctionnait, les pays les plus socialisés auraient été les plus riches du monde ». On retrouve encore la fameuse binarité évoquée plus haut. Pour le libertarien, le compromis entre le marché libre et la socialisation de l’économie n’existe pas. Pas d’atermoiements : on est libertarien ou collectiviste. L’Etat-providence et les logiques keynésiennes, cela n’existe pas. Où plutôt si : elles sont dans le camp marxiste-léniniste. Mais dans la même logique, le compliment pourrait être retourné : si l’économie la plus dérégulée possible fonctionnait, la féodalité aurait été un grand succès[12]. Il est par ailleurs surprenant que dans toutes leurs logomachies, les libertariens ignorent totalement les modèles d’Etat-providence développés par les pays scandinaves.
Vive la déflation !
La conclusion de l’article s’avère être d’une audace impressionnante. Vincent Bénard s’accroche encore au dogme de l’économie de l’offre en vantant les mérites de la déflation tout en ignorant ses multiples contradictions internes. La déflation – l’inverse de l’inflation – augmente le « coût de l’argent ». Pour les théoriciens de l’économie de l’offre, la déflation encourage l’épargne – ce qui jusqu’ici est logique – et en conséquence met davantage de fonds à la disposition des entreprises pour investir. Et c’est ici que le raisonnement se corse, car si le coût de l’argent augmente, le coût des crédits d’investissements aussi et donc les entreprises ne seront pas forcément plus enclines à investir, bien au contraire. Cependant, le raisonnement néolibéral ne s’arrête pas là. En investissant davantage, les entreprises pourront proposer davantage de produits, entraînant ainsi une augmentation de la demande. Ainsi, l’offre suffirait à créer la demande … Si c’était le cas, le tabouret à deux pieds ronds et le soutien-gorge qui désaltère auraient connu un vif succès[13].
Vincent Bénard ignore (ou sans doute fait semblant d’ignorer) les effets dévastateurs de la déflation sur les investissements. En accroissant le coût de l’argent, la déflation impacte lourdement tous ceux qui sont endettés et à contrario enrichit massivement tous ceux qui disposent d’actifs financiers. La déflation encourage la rente contre le travail, l’épargne contre le crédit, sur lequel est pourtant bâtit le fonctionnement même du capitalisme. La déflation, c’est l’arme des ploutocrates contre les citoyens[14].
Le libertarien voit également comme solution à la crise actuelle de l’euro le défaut de paiement des dettes, moyennant simplement « quelques précautions législatives », que l’on aurait tout de même aimé connaître. Car c’est une énorme crise systémique avec des faillites en chaîne des Etats tout d’abord, puis des banques, des entreprises et enfin des particuliers, que Vincent Bénard nous propose. Une véritable « stratégie du choc », comme les néolibéraux ont déjà tenté de l’appliquer à plusieurs reprises en Amérique latine (et en particulier dans le Chili de Pinochet), en Indonésie ou encore en Russie[15]. Cette stratégie eschatologique est simple : le monde actuel n’est pas suffisamment « libre » - c’est-à-dire qu’il est « soviétisé » -, défaisons-le, et pour le faire rien de tel qu’une bonne vieille crise qui permettra de faire avaler toutes les couleuvres à des citoyens déboussolés. Ensuite, les libertariens pourront reconstruire un monde à la liberté pure et cristalline telle qu’il le rêve.
La tentation totalitaire.
Ce qui est frappant dans la dialectique libertarienne, c’est son imperméabilité à tous compromis, à toute forme de syncrétisme :
- Le marché libre ou l’économie soviétisée.
- L’impossibilité de monétiser la dette ou une monétisation absolue et exponentielle qui conduit à l’hyperinflation.
- Aucune dette ou trop de dette.
- Une économie totalement régulée ou l’absence totale de régulation.
- Etc.
Cette binarité révèle leur approche totale de tout système. C’est le syndrome totalitaire[16]. Tous les totalitarismes ont la même approche : les marxistes-léninistes qui considéraient que pour atteindre l’égalité parfaite tout devait être collectivisé, les nazis qui considéraient que la race était pure ou n’était pas, jusqu’au meilleur des mondes d’Aldous Huxley dans lequel la science est le Tout[17]. Dans tous ces totalitarismes, on retrouve également les mêmes formes de déclamations eschatologiques : une crise, une guerre, une période de dictature et puis nous pourrons instaurer un monde parfait, le paradis terrestre. Et pour tous, le même échec et la même accaparation du pouvoir par une nomenklatura.
Le libertarisme relève du même système de pensée. Et dans ses limbes, nous pouvons déjà distinguer la dictature cynique d’une ploutocratie planétaire.
« Nous vivons en quelque sorte dans un nouveau totalitarisme sans le savoir, découlant de l'impérialisme théorique de l'économisme néo et ultralibéral faisant l'impasse sur tous les autres secteurs où les hommes échangent entre eux : qu'il s'agisse des règles pour gouverner la cité, des valeurs dont ils tirent des principes, des discours porteurs de signes à la recherche du sens, des intensités et des flux pulsionnels mis en jeu. »
Dany-Robert Dufour, Une civilisation en crise, Le Monde, 29/10/11.
SUR LE MEME SUJET :
Idées :
- Comment monétiser la dette tout en maîtrisant les déficits et l’inflation : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-comment-monetiser-la-dette-tout-en-maitrisant-les-deficits-et-l-inflation-89874360.html
- Faut-il monétiser la dette : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-faut-il-monetiser-la-dette-87845067.html
- Dette publique : nos dirigeants doivent prendre leurs responsabilité : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-dette-publique-nos-dirigeants-doivent-prendre-leurs-responsabilites-86578200.html
- Néolibéralisme et féodalisme : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-neoliberalisme-et-feodalisme-86373728.html
- Non inflation ne rime pas avec révolution : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-non-l-inflation-ne-rime-pas-avec-revolution-65706472.html
- Un madoff planétaire : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-un-madoff-planetaire-63085813.html
- Les mensonges de la dette publique : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-les-mensonges-de-la-dette-publique-61745383.html
- Prologue à l’effet sablier et homme économique : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-prologue-a-l-effet-sablier-et-homme-economique-61058695.html
- Le totalitarisme néolibéral : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-le-totalitarisme-neoliberal-57852737.html
- Le président Sarkozy et la stratégie du choc : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-le-president-sarkozy-et-la-strategie-du-choc-55403122.html
Lectures :
- Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-lettre-ouverte-aux-gourous-de-l-economie-qui-nous-prennent-pour-des-imbeciles-90310262.html
- L’Etat prédateur : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-l-etat-predateur-79729723.html
- Vers le meilleur des mondes : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-vers-le-meilleur-des-mondes-62765653.html
- Effet sablier et homme économique : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-effet-sablier-homme-economique-55968893.html
[1] : Les libertariens pousseront des cris d’orfraies à se trouver ainsi assimilés au néolibéralisme, eux pour qui ce dernier terme ne veut rien dire. Il n’empêche que pour à peu près tous ceux qui n’adhèrent pas à leurs thèses, néolibéralisme et libertarisme sont à peu près la même chose, de la même manière que trotskisme, stalinisme et maoïsme relèvent tous trois du marxisme-léninisme.
[3] Sur le sujet, lire James K. Galbraith, l’Etat prédateur. Ma fiche sur cet ouvrage : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-l-etat-predateur-79729723.html
[4] Mon article sur le sujet : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-faut-il-monetiser-la-dette-87845067.html
[5] Les néolibéraux semblent également ignorer que ces dernières années la création monétaire des acteurs privés a été bien supérieure à la production sans pour autant générer d’inflation, tout simplement parce que l’immense majorité de cette création monétaire est sans rapport avec l’économie réelle. C’est justement lorsque cette sur-création monétaire se rapproche de l’économie réelle que les bulles explosent.
[6] On remarquera toutefois que les Japonais n’ont pas eu l’inconscience – comme nous – d’emprunter auprès des marchés ce qui leur a permis d’emprunter à faible taux et de conserver leur indépendance politique.
[7] Les mensonges de la dette publique : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-les-mensonges-de-la-dette-publique-61745383.html
[8] Lire Comment monétiser la dette tout en maîtrisant les déficits et l’inflation : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-comment-monetiser-la-dette-tout-en-maitrisant-les-deficits-et-l-inflation-89874360.html
[9] Adam Smith, La richesse des nations.
[10] John Kenneth Galbraith, Tout savoir ou presque sur l’économie.
[11] La position de quasi-monopole de Microsoft est une entrave à la liberté des marchés. Mais toute action contre cette position est elle-même une entrave à la liberté des marches.
[12] Lire Néolibéralisme et féodalisme : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-neoliberalisme-et-feodalisme-86373728.html
[14] Lire Hervé Nathan, Euro, la guerre des rentiers contre les citoyens, Marianne, 17 juillet 2011 : http://www.marianne2.fr/hervenathan/m/Euro-la-guerre-des-rentiers-contre-les-citoyens_a122.html
[15] Lire Naomi Klein, La stratégie du choc.
[16] Lire Le Totalitarisme néolibéral : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-le-totalitarisme-neoliberal-57852737.html
[17] Lire ma fiche sur cet ouvrage : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-vers-le-meilleur-des-mondes-62765653.html