LE RELATIVISME ABSOLU ET LES GRANDS HOMMES
LE RELATIVISME ABSOLU ET LES GRANDS HOMMES
Le relativisme absolu est un mouvement contemporain puissant qui est l’aboutissement logique de la sacralisation – voire la déification – de l’individu. Pour que l’individu soit libre, il faut que sa pensée soit libre, et donc autonome de toute autre pensée qui serait subie comme un diktat extérieur. Toute influence extérieure serait une remise en compte de la liberté de l’individu à penser par lui-même. Prendre exemple sur un autre individu, une figure tutélaire, serait une négation de l’accomplissement autonome de sa propre personne[1]. En conséquences, toutes les pensées, toutes les opinions se valent et ils ne sauraient y avoir de « grands hommes » dont les pensées, les paroles, les opinions pourraient être supérieures aux autres.
C’est pour cela que le relativisme absolu s’obstine à détruire tout ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à une figure tutélaire. En pratique, le relativisme absolu s’apparente à un anarchisme (de droite ou de gauche, peu importe) qui amène à concevoir la liberté de l'individu comme une fin en soi, le but ultime. En fait, l'individu-roi, voire l'individu-dieu. Ainsi, si l'objectif est la liberté totale de l'individu, celui-ci ne peut qu'avoir raison. Donc tout le monde a raison (et en fait tout le monde à tort, sauf l'individu). Il est donc alors inconcevable que l'Histoire ait osé mettre en avant des individus qui ont eu "plus raison que les autres" (et peu importe à quel courant politique se sont rapportés ces individus). Ces figures tutélaires sont donc des obstacles à la liberté absolue (et son corolaire, l'égalité absolue); il faut donc les détruire et chercher dans leur passé, leur opinion tout ce qui pourrait les salir, les rabaisser afin que rien ne vienne contredire l'individu-roi dans sa médiocrité. Peu importe d’ailleurs le positionnement politique de la figure tutélaire, car dans ce schéma freudien, il faut tuer tous les pères, quels qu’ils soient. Peu importe également que l’on en vienne à juger le passé avec des critères moraux et éthiques d’aujourd’hui[2]. Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Napoléon, Clemenceau, Jaurès, Moulin, de Gaulle, Mitterrand et tous les autres : tous doivent disparaître[3] ! Il s’agit donc d’explorer tous les tréfonds des parcours de ces grands hommes pour y trouver toutes traces de médiocrité et de bassesse qui une fois exploitées, au besoin en travestissant les faits et sans hésiter à faire preuve de malhonnêteté intellectuelle, serviront à les faire tomber des piédestaux où l’Histoire les avait placé afin qu’ils cessent enfin de faire de l’ombre à l’individu-roi. Une sortie malheureuse, une citation retirée de son contexte, un seul choix guidé plus par l’opportunisme que par la conviction, une réinterprétation de l’Histoire selon une grille de lecture anachronique suffira ainsi à remettre en cause et à effacer des mémoires l’ensemble de l’œuvre. A la fin Œdipe doit rester seul car lui seul à raison.
Ce relativisme absolu même tout droit au nihilisme complet. En fait, les relativistes absolus ne sont plus très loin de Gaspard Languenhaert dans "La Secte des égoïstes" de Eric-Emmanuel Schmitt[4].
Dans une discussion relative à des citations de Jean Jaurès, un tenant de ce relativisme absolu me citait Marx : "on ne juge pas un homme à l'opinion qu'il se fait de lui même". Cette réaction est éminemment révélatrice : puisque toute parole et tout écrit d'un homme révèle toujours, au moins en partie, l'opinion qu'il se fait du monde, donc de son rapport au monde et in fine de lui-même, alors tout écrit et toute parole est suspecte et par conséquent en pratique ne vaut rien (sauf la parole et les écrits de l'individu pour lui-même et seulement pour lui-même). D’ailleurs cette citation de Marx elle-même ne vaut rien … Et l'on est déjà en plein nihilisme.
.Origine de l'image : http://sergecar.perso.neuf.fr/cours/verite3.htm
[1] Cf. Henri Hude, démocratie durable, Monceau 2011, page 40. Voir Analyse du politiquement correct.
[2] Critère qui d’ailleurs ne veulent plus dire grand-chose car, comme toutes le pensées se valent, chacun a sa morale et sa propre éthique et au final il n’a plus ni morale ni éthique, si ce n’est celle qui sacralise l’individu.
[3] On peut ainsi remarquer que pendant la campagne des présidentielles de 2007, il était bien rare de trouver dans les discours de Mme Royal une référence à un illustre homme de gauche (Jaurès, Clemenceau, Blum par exemple) tandis que, dans une espèce de snobisme bobo, elle se complaisait couramment à citer d’illustres inconnus du grand public, au point de se faire abuser par un calembour à citer un illustre inconnu qui … n’avait jamais existé. Erreur ô combien révélatrice ! Nicolas Sarkozy en avait parfaitement saisi l’agacement d’une importante partie de l’électorat devant ce déni de l’Historie et n’hésitait pas, lui, à se référer, par opportunisme, à ces figures, y compris –et surtout – lorsqu’elles étaient de gauche (Jaurès, Clemenceau, Guy Mocquet et même Mitterrand !). En 2012, François Hollande suit le même chemin que son ancienne compagne. Tout juste ose-t-il se référer du bout des lèvres à François Mitterrand, qui n’est pourtant probablement la meilleure des figures historiques de la gauche républicaine. Mais il est vrai que la gauche libérale incarnée par le PS n’a plus grand-chose à voir avec la République.
[4] Dans cette nouvelle, un chercheur suit les traces de Gaspard Languenhaert, un aristocrate du 18e siècle qui prétendait que lui seul existait et que tout son environnement n’était que le fruit de sa pensée. Eric-Emmanuel Schmitt, La Secte des égoïstes, Le livre de poche 2009.