LA HAINE DE LA NATION (mis à jour 19/10/12)
LA HAINE DE LA NATION
Le 5 octobre 2012, le site du Monde mettait en ligne une tribune de deux administrateurs du parlement européen, Samuel de Lemos et Pierre Ecochard : La démocratie et la prospérité contre l’Etat-Nation.
Le titre lui-même est évocateur. Il sous-entend ainsi clairement, qu’ennemi de la démocratie et de la prospérité, l’Etat-Nation serait donc l’auxiliaire de la tyrannie et de la misère. Cela relève immédiatement d’une profonde méconnaissance historique. La démocratie n’est née qu’exclusivement dans le cadre de l’Etat-Nation, que cela soit dans lors de l’Antiquité gréco-romaine (dans ce que l’on appelait alors Cité et qui correspond au cadre de l’Etat-Nation[1]) ou lors de sa renaissance en Europe et en Amérique à l’orée de la Révolution industrielle (France, Angleterre, Etats-Unis, certes de manières différentes entre ces trois nations). La démocratie ne s’est jamais épanouie en dehors de ce cadre et cela pour une raison bien simple : si l’on considère que la démocratie est le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, il faut bien que ce peuple, la Nation, existe en tant que tel et qu’il se dote des institutions pour organiser ce gouvernement, c’est-à-dire l’Etat. On pourra rétorquer que les Etats-Nations ont également été la matrice des totalitarismes. Sauf qu’autant pour l’Etat nazi que pour l’Etat soviétique, les totalitarismes européens ont cessé de se définir par rapport à la Nation : le premier est devenu un « Etat-race » (ce qui est un non-sens en soi) et le second un « Etat-socialiste » se définissant tous deux non plus par rapport à la Nation mais par rapport à l’idéologie[2].
Quant à la prospérité, il suffit de voir l’économie des régions du monde qui ne sont pas gouvernées selon le principe de l’Etat-nation, que cela soit des Etats que l’on a voulu créer sans Nations (en Afrique subsaharienne en particulier, la Somalie en étant l’exemple typique) ou que cela soit les Nations qui n’ont pas d’Etat (les Kurdes, les Palestiniens, les Tibétains, etc.)[3]. MM. de Lamos et Ecochard nous annoncent, sans argumenter, que le retour à l’Etat-Nation nous conduirait à « l’hiver économique ». On peut en effet constater le terrible hiver économique que connaissent les autres Etats-Nations pendant que zone euro est la région du monde où la croissance est la plus basse depuis l’introduction de la monnaie unique … Et cela n’est pas une question de taille : voir les Etats-Nations sud-coréen, taïwanais, suisse, canadien ou même brésilien.
Dernier argument habituel et générique des internationalistes[4] : l’Etat-Nation est générateur des nationalismes, eux-mêmes fauteurs de guerre. C’est partiellement vrai, même si l’on peut considérer qu’il y a peut-être ici inversion des rapports de causes à effets (les nationalismes pourraient encourager les peuples à se doter des structures d’Etats-Nations). Mais arrêter le raisonnement là est foncièrement réducteur. Ce sont l’exacerbation des identités qui génèrent les conflits. Ces identités peuvent certes être nationalistes, mais aussi ethniques (par exemple en ex-Yougoslavie ou dans la plupart des conflits africains), religieuses (il suffit de voir les ravages de l’intégrisme islamique) ou tout simplement comme une expression de la loi du plus fort. Sur ce dernier point, on tend souvent à ignorer ou minimiser les millions de morts générés par les jacqueries du Moyen-âge féodal qui ne connaissait pas l’Etat-Nation sous sa forme moderne. Celle-ci a d’ailleurs émergé à l’issue du Traité de Westphalie, clôturant la guerre de Trente ans et initiant le principe de non-ingérence pour mettre fin aux conflits religieux. L’Etat-Nation n’est donc pas facteur d’excitation des nationalismes en soi. C’est la manipulation des identités exacerbées, nationalistes ou autres, à des fins de pouvoir qui sont les générateurs de conflits. L’hypothétique disparition des Etats-Nations n’y mettra nullement un terme. L’excellente analyse d’Henri Hude[5] sur la binarité du rapport à la guerre des Etats-Nations démocratiques en est une excellente illustration : les peuples en eux-mêmes n’ont pas intérêt à faire la guerre puisqu’ils en sont les principales victimes. En démocratie, ils auront tendance à voter contre les partis bellicistes. Aussi, pour justifier la guerre, faut-il exacerber leurs identités et diaboliser l’adversaire.
Une fois cela posé, revenons à l’article de MM. De Lemos et Ecochard. Ils commencent leur article par s’appuyer sur les travaux de l’économiste Dani Rodrik et sur son « triangle d’incompatibilité », théorie certes extrêmement intéressante. Mais ce qui l’est tout autant, c’est que nos deux auteurs se privent bien de livrer la position très critique de M. Rodrik à l’égard du dogme libre-échangiste que l’Union européenne se fait pourtant fort de défendre.
Ce triangle d’incompatibilité met en avant l’impossibilité de concilier le maintien de la démocratie au sein des Etats-Nations avec l’intégration européenne. En cela, nous sommes bien d’accord et il suffit de voir la manière dont a été récemment adopté le dernier traité européen pour s’en convaincre[6]. Nos administrateurs parlementaires en arrivent alors à la conclusion qu’il faut mettre à bas l’Etat-Nation et aller vers plus de fédéralisme. On retrouvait la même rhétorique au Politburo de l’Union soviétique à la veille de sa chute (ou de la part de Mao Zedong pour justifier la Révolution culturelle): si le marxisme-léninisme que nous avons mis en place ne fonctionne pas, c’est que nous ne sommes pas allés assez loin dans le marxisme-léninisme[7].
Mais quelle est la justification, l’horizon, de ce fédéralisme ? Quel est son élément fondateur ? A cela, nulle réponse. Car pour poser les bases d’un « vivre-ensemble » européen, encore faut-il définir un contrat social. Et quel sera-t-il ? Le seul contrat que nous propose l’Union européenne, c’est la soumission aux dogmes de l’idéologie néolibérale. Force est de constater que les visions, les cultures et les intérêts de ses membres sont encore bien trop différents pour en arriver à bâtir ce vivre-ensemble. Les peuples d’Europe de l’Est ne voient dans l’UE qu’un moyen de s’affranchir de la tutelle russe tout en jouant les opportunistes passagers clandestins à coups de dumpings social, fiscal et environnemental. Les normes juridiques et sociétales des latins sont encore bien éloignées de celles des anglo-saxons (même si l’Union européenne tend à imposer ces dernières par la force). Pour qu’il y ait une fédération démocratique, encore faudrait-il qu’il puisse y avoir un débat politique : comment pouvoir l’envisager dans la tour de Babel des langues européennes ? Imagine-t-on un estonien venir faire campagne électorale au Portugal ? Ah, bien sûr, on peut se raccrocher, comme le soutient Thomas Toussaint dans cette tribune farfelue du Monde, à croire que la culture européenne est faite de kebab, de football et de David Guetta[8]. Pathétique ….
« L’Etat est la chose du peuple, ce peuple qui est un rassemblement d’hommes fondé sur leur adhésion au même droit et dans une communauté d’intérêts » disait Cicéron il y a déjà plus de 2000 ans. L’Europe est aujourd’hui bien loin de cette communauté d’intérêts. MM. De Lemos et Ecochard peuvent bien prétendre que « Les Européens sont prêts à faire preuve de solidarité et de discipline », il suffit de voir le comportement du Nord de l’Europe vis-à-vis des dettes insolvables du Sud pour comprendre qu’il n’en est rien[9].
Cela n’exclut pourtant nullement de faire de l’Europe un espace de coopération et d’amitié entre les peuples[10]. Mais force est de constater que les éléments intrinsèques et constitutifs des peuples européennes ne permettent pas, sauf peut-être à très longue échéance, d’aller au-delà. « La nation est ce désir que nous avons de nous-mêmes » affirme Dominique de Villepin[11]. Il y a certes très probablement un désir d’Europe pour éviter qu’elle ne retombe dans les affres des guerres du passé. Mais cela s’arrête là. On ne construira pas un « vivre-ensemble » uniquement sur du pacifisme. C’est donc pour cela que ce n’est pas l’Etat-Nation qui s’insère dans le « triangle d’incompatibilité », mais bel et bien la construction d’une Europe qui puisse être à la fois politique et démocratique. Consubstantiellement, L’Union européenne ne peut pas être démocratique, tout simplement parce que sa diversité culturelle et linguistique lui ferme le débat politique : elle ne peut pas être le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, car ce « peuple européen » n’existe pas.
Les thuriféraires idéologiques de l’Europe peuvent bien vomir leur haine de la Nation comme symptôme de leurs échecs ; murés dans leur idéologie, ils n’en continueront pas moins à échapper aux principes de réalité. Et ce qui est d’ailleurs paradoxal, c’est que cette haine de la Nation cache mal les tréfonds d’une idéologie ultra-individualiste qui perçoit l’Etat-Nation comme un frein à la liberté individuelle (alors qu’il en est le garant). Ces internationalistes haïssent la Nation parce qu’elle refuse le principe de l’individu-dieu et pour cela cherchent à l’écraser par une entité supérieure, mais sitôt que cette entité (en l’occurrence ici l’Europe) prendrait les attributs d’une Nation, ils se mettraient à la haïr de la même manière et à appeler de leurs vœux une « gouvernance mondiale ». Ces antijacobins de principe souffrent en fait de « métajacobinisme » : entre eux et l’humanité libre rien ne doit intercéder. C’est mépriser là toute la dimension sociale de l’Homme.
[1] Samuel de Lemos et Pierre Ecochard s’abstiennent d’ailleurs bien de définir l’Etat-Nation. Par cela, on entendra ici un peuple qui, entre autres, se reconnaît un avenir commun (la Nation) et qui se dote des structures (l’Etat) pour construire cet avenir.
[2] C’est d’ailleurs le même schéma que prend l’Union européenne est tentant de mettre en place une structure plus ou moins étatique définie exclusivement à partir de l’idéologie néolibérale (nous y reviendrons).
[3] Il est d’ailleurs paradoxal de remarquer comment ceux qui vilipendent le vieux d’Etats-Nations d’Europe sont par ailleurs très forts pour réclamer le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à l’extérieur de l’Europe, comme à l’intérieur de l’Union européenne. On peut ainsi voir ces internationalistes, comme dans le programme de Philippe Poutou aux présidentielles 2012, rêver de la disparition de la France dans le creuset européen (voire dans la « gouvernance mondiale »), tout en réclamant le droit des Corses à disposer d’eux-mêmes. Etonnante lubie électoraliste et contradictoire lorsque l’on sait que si un référendum avait lieu aujourd’hui en Corse, les habitants de l’Ile de Beauté réclamerait probablement massivement leur maintien au sein de la communauté nationale.
[4] Par internationalisme, on entend ici mondialisme. Mais le premier terme est préféré du fait que, généralement, une bonne partie de ceux qui se prétendent internationalistes se positionnent en rejet de la nation (sans voir le paradoxe que cela représenté avec l’étymologie du terme), de même qu’ils peuvent se présenter comme « altermondialistes », qui n’est qu’une autre facette du mondialisme.
[5] Henri Hude, Démocratie durable, Monceau 2010. Voire ma fiche sur cet ouvrage : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-introduction-a-democratie-durable-d-henir-hude-1-11-99752490.html
[6] Lire :
TSCG : Lettre ouverte aux représentants de la nation.
Discours de M. Ayrault sur le TSCG : les mensonges d’un premier ministre.
[7] Sur le sujet, lire Michel Ruch, L'Europe en guerre : centraliste, coercitif, oligarchique, le système européen est-il une nouvelle URSS ?, Atlantico.fr, 28/09/2012.
[8] Lire l’excellente réponse de Yohann Duval à cet article : Le « peuple européen », ce mythe qui a la vie dure, 21 juillet 2012.
[9] Sur le sujet, lire Comprendre la non-viabilité de la zone euro.
[10] On remarquera d’ailleurs que les projets européens qui ont connu de vrais succès, tels Airbus ou Ariane, ne se sont pas fait dans le cadre de l’Union européenne mais dans celui de coopérations entre la Nations.
[11] Dominique de Villepin, Notre vieux pays, Plon 2011, page 59.