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L'Oeil de Brutus

LA DEFAITE DE LA PENSEE

5 Septembre 2011 , Rédigé par L'oeil de Brutus Publié dans #Lectures

LA DEFAITE DE LA PENSEE

Alain Finkielkraut

Edition de référence : Folio, 2008.

 

1/ L’AUTEUR.

 

Cf. : http://fr.wikipedia.org/wiki/Finkielkraut

 

2/ L’OEUVRE.

 

La défaite de la pensée est avant tout un pamphlet contre le relativisme culturel qui tend à considérer tout et rien comme de l’Art. Dans la lignée de Milan Kundera, Finkielkraut s’élève donc contre la pensée Kitsch, qui s’impose dans les années 80 (notamment via le ministère Lang en France), et qui, sous couvert d’ouverture, non seulement uniformise médiocratiquement l’Art mais aussi le mercantilise. Cette mercantilisation et ce relativisme relèvent en fait d’un mal plus profond : l’hédonisme et le consumérisme matérialistes qui détruisent la pensée et la culture.

L’ouvrage de Finkielkraut comporte en sus un volet éminemment politique. Il met en opposition deux conceptions de la Nation : l’une voie la Nation comme émanation des individualités (la Nation-contrat), soit la vision des Lumières, et l’autre, contre-révolutionnaire, voie les individualités comme expression de la Nation (Nation-génie)[1].

 

Du côté de la Nation-génie, Julien Benda (La trahison des clercs) voit ainsi la culture comme le domaine où se déroule son activité spirituelle et créatrice et « ma culture » l’esprit du peuple auquel j’appartiens et qui influe directement sur la première en inspirant ma pensée et tous les gestes, même les plus simples, de mon quotidien (page 16). Joseph de Maistre (Œuvres complètes, 1884) s’inscrit également dans cette vision : la société de nait pas des hommes, ce sont les hommes qui naissent à l’intérieur d’une société (page 25) ; c’est donc la Nation qui façonne les hommes et non l’inverse ; l’humanité doit donc se décliner au pluriel (page 29). Ce type de raisonnement peut aller très loin : ainsi dans une optique religieuse, on peut estimer – logiquement – que le Créateur a donc généré plusieurs Nations différentes, et par là inégales (page 30), ou encore que le préjugé n’est que l’émanation d’un atavisme de l’identité nationale et en conséquence ne saurait être déjugé (Herder, Une autre philosophie de l’histoire) (pages 35-36). De plus, en considérant la nation comme un tout incluant des individus prédéterminé, cette conception porte en elle le germe du totalitarisme et le nazisme a été son aboutissement logique (page 61). Ainsi, ce « génie national » supprime à la fois l’individu (qui n’existe que par son groupe d’origine) et l’humanité (divisée en groupes) et cela engendre à la fois la justification du pouvoir sans limite et de la guerre totale: puisque les ennemis du groupe n’appartiennent pas à la même espèce (l’humanité est réduite en séquences différentes), il n’y a pas de raison de leur appliquer de règles humanitaires (page 62). Paradoxalement, en se faisant l’apôtre du concept de nation-génie, le nationalisme barrésien s’est également fait le thuriféraire du mode de pensée pangermanique (page 65).

Le mouvement romantique s’inscrit également dans cette dernière optique : l’émancipation du Moi qu’il transcende n’est en fait que l’émanation de la Nation ; il est donc logique que la montée des nationalismes, qui a abouti à la première guerre mondiale, se soit faite conjointement du romantisme. De plus, le romantisme a pris ses racines en Allemagne en réaction à la Révolution française (et les invasions françaises) et donc à sa volonté d’universalisme. Le Moi du romantisme s’oppose donc au « tout » de l’universalisme des Lumières. Le romantisme allemand est donc un réflexe identitaire construit en opposition à une identité française foncièrement universaliste (page 21).

Le concept de Nation-contrat est totalement opposé. Son principal apôtre est bien sûr Ernest Renan (Qu’est-ce qu’une Nation ?). S’appuyant sur l’exemple de l’Alsace-Lorraine, il a ainsi démontré que le sentiment national résulte non d’une prédétermination mais d’un choix conscient. Dans cette optique, la culture nationale s’insère alors dans une culture humaine globale. Finkielkraut cite alors l’exemple de Goethe découvrant par hasard un roman chinois antérieur à son œuvre et disposant de très fortes ressemblances avec l’un de ses romans (Hermann et Dorothée) (page 52). Goethe en déduit donc que la culture est capable de sublimer la nation (page 53).

 

Sur un plan plus moderne, on trouve des intellectuels étonnement adversaires des Lumières (la « trahison généreuse »). Claude Lévi-Strauss en est le plus illustre exemple : il dénonce l’esprit des Lumières dans sa tendance à hiérarchiser les civilisations, plaçant bien sûr la civilisation occidentale au sommet (page 80). Selon cette tendance, l’objectif n’est plus l’ouverture du monde à la raison, mais plutôt, par un retournement de logique, l’ouverture de la raison au monde, à savoir l’acceptation de tout ce qui est différent, de toute autre culture, sur un même pied d’égalité (page 81). C’est donc ici que nait le relativisme culturel. Et en affirmant que le barbare ce n’est pas l’autre mais celui qui croit à la barbarie[2], Lévi-Strauss culpabilise l’Occident d’avoir voulu apporter les Lumières au monde. Selon ces « antihumanistes modernes », l’idée d’humanité des Lumières n’est ainsi qu’un leurre, un prétexte pour l’Occident afin d’asseoir sa domination sur le monde (page 91). Les mouvements de décolonisation ont alors, logiquement, rejeté le concept de Nation-contrat qui les asservissait et se sont rassemblés autour de celui de Nation-génie (page 97). Et c’est là tout le drame de la post-colonisation : « Une nation dont la vocation première est d’anéantir  l’individualité de ses citoyens [de part la notion de Nation-génie] ne peut pas déboucher sur un Etat de droit » (page 98).C’est donc pour cela que les régimes qui se sont mis en place après la décolonisation ne pouvait être qu’oppresseurs : « Ils ont fondé les relations interhumaines sur le modèle mystique de la fusion, plutôt que sur celui –juridique – du contrat, et qu’ils ont pensé la liberté comme un attribut collectif, jamais comme une propriété individuelle » (page 99).

 

En conséquence de ces deux conceptions de la nation, on peut différencier deux types de racisme, fondamentalement et radicalement opposés (pages 106-107) :

-          l’un effectue le constat des différences et classe – hiérarchiquement – les peuples selon ces différences, signes d’infériorité ; c’est le principe même du colonialisme ;

-          l’autre exclut tout ce qui est différent de l’humanité : l’hitlérisme.

Or, les conceptions culturelles issues de la pensée de Lévi-Strauss (cf. citation) rentrent dans le cadre d’une division de l’humanité qui, en associant race et culture, se fait en réalité le chantre d’une certaine forme de racisme (page 111). L’UNESCO, qui a en grande partie repris les théories de Lévi-Strauss, se retrouve alors dans une situation paradoxale : au nom de la tolérance et de l’antiracisme, elle met sur le même pied d’égalité toutes les cultures, y compris celles qui professent une intolérance plus ou moins forte (page 116).

 

Finkielkraut rejette donc les courants de pensée, devenus majoritaires au début des années 80, qui, au nom de l’antiracisme, prônent la mise en valeur des différences à l’intérieur des nations[3]. Ces courants de pensée en viennent donc à favoriser le communautarisme et un sorte de multiculturalisme cosmopolite qui, au lieu de prôner l’évolution de la culture au contact des autres, les mélange toutes dans un fatras qui ne veut plus rien dire et surtout duquel la pensée est absente. En effet, si toutes les cultures se valent et sortent du champ de la pensée, alors elles s’en retrouvent reléguées au registre du folklore et alors, seule la science est capable d’être un vecteur d’universalisme[4] (page 134). Ainsi, avec ces courants de pensée ; l’idéal français d’universalité et de construction de la nation sur des valeurs et non uniquement sur l’attachement à la terre (ou à la langue) est-il en voie de disparition puisque la culture française n’existerait plus en tant que telle mais ne serait qu’une juxtaposition de cultures, par ailleurs toutes égales entre elles (pages 138-139). C’est donc pourquoi « dans notre monde déserté par la transcendance, l’identité culturelle cautionne les traditions barbares que Dieu n’est plus en mesure de justifier » (page 143).

Le multiculturalisme modifie également les perceptions individuelles. Puisque toutes les cultures se valent, chacun est alors libre d’y prendre dans chacune d’elles ce qui lui convient. Dans cette multitude de cultures juxtaposées, la quantité prime alors sur la qualité et l’hédonisme individualiste peut se déchaîner en abandonnant toute prise de recul et toute place à la réflexion (page 150). L’Art n’est alors plus qu’une émanation d’une culture particulière  et dans Art-là tout se vaut, de la sculpture primitive au dernier tube rap ou rock en passant par le concerto de Ravel, les peintures de Dali ou encore le dernier délire du peintre moderne à la mode. La culture se métamorphose alors en « non-culture » (page 151)[5] et se mêle au divertissement (page 158).

L’école est bien sûr profondément touchée par ce mouvement général. Dans une société hédoniste et consumériste, elle tend elle-aussi à se muer en lieu de loisir et de consommation, faute de quoi les élèves n’y adhèrent pas. La véritable culture y disparaît donc également et la priorité est donnée à la facilité et à l’éveil individualiste en lieu et place de l’apprentissage par la pensée et le travail laborieux (page 170). L’un des facteurs révélateurs de ce relativisme est également la mise sur le même pied des matières fondamentales et des matières d’éveil.

De fait, en deux décennies, toute la société s’est muée en un monde d’adolescents attardés, dans lequel l’autonomie a pris l’hégémonie sur toutes autres considérations (page 174).

 

La véritable culture et la pensée sont donc indubitablement liées ; faire de la culture une espèce d’art intuitif et spontané duquel la pensée est absente est un mensonge[6]. On a donc aujourd’hui deux manières radicalement différente d’aborder la culture (page 11) :

-          l’une l’associe profondément à la vie avec la pensée ;

-          l’autre, sous couvert d’égalitarisme culturel, récuse cette vision en considérant que tout geste et n’importe quelle création peuvent prétendre à la culture.

Très dense, l’ouvrage de Finkielkraut se montre agréable à lire et éveille un intérêt certain. On regrettera toutefois une certaine confusion et un manque d’organisation de l’œuvre qui rend le fil de la pensée de l’auteur parfois difficile à suivre.

 

3/ CITATIONS.

 

PATRIE

« Ce qui distingue les nations, ce n’est ni la race ni la langue. Les hommes sentent dans leur cœur qu’ils sont un même peuple lorsqu’ils ont une communauté d’idées, d’intérêts, d’affectations, de souvenirs et d’espérances. Voilà ce qui fait la patrie [..]. La patrie c’est ce qu’on aime. »

            Fustel de Coulanges, Le nationalisme français, cité pages 45-46.

 

NATION

« Une nation est donc une grande solidarité constituée par le sentiment des sacrifices que l’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire. Elle suppose un passé : elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours. »

            Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, cité page 48.

 

CULTURE

« Avant la culture française, la culture allemande, la culture italienne, il y a la culture humaine. »

            Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, cité page 51.

 

CULTURE / DIVERTISSEMENT

« Les œuvres existent, mais la frontière entre la culture et le divertissement s’étant estompée, il n’y a plus de lieu pour les accueillir et pour leur donner sens. »

            Page 158.

 

LITTERATURE

« Le mot de littérature nationale ne signifie pas grand-chose aujourd’hui ; nous allons vers une époque de littérature universelle, et chacun doit s’employer à hâter l’avènement de cette époque. »

            Conversations de Goethe avec Eckermann, cité page 54.

 

EDUCATION DES MASSEs

« Quand bien même la liberté serait respectée en apparence et conservée dans le livre de la loi, la prospérité publique n’exige-t-elle pas que le peuple soit en état de connaître ceux qui sont capables de la maintenir, et l’homme qui, dans les actions de la vie commune, tombe, par le défaut des lumières, dans la dépendance d’un autre homme, peut-il se dire véritablement libre ? »

            Condorcet, Sur la nécessité de l’instruction publique, cité page 75.

 

TIERS-MONDE

« Entre les deux modèles européens de la nation, le Tiers-Monde a massivement adopté le pire. »

            Page 103.

 

TIERS-MONDE / OCCIDENT

« Honteux de la domination si longtemps exercée sur les peuples du Tiers-Monde, on se jure de ne plus recommencer et – résolution inaugurale – on décide de leur épargner les rigueurs de la liberté à l’européenne. »

            Page 145.

 

IDENTITE CULTURELLE

« L’identité culturelle a deux bêtes noires : l’individualisme et le cosmopolitisme. »

            Page 105.

 

« Dans notre monde déserté par la transcendance, l’identité culturelle cautionne les traditions barbares que Dieu n’est plus en mesure de justifier. »

            Page 143.

 

VERITE

« La vérité c’est ce qui satisfait les besoins de notre âme. »

            Barrès, Les déracinés, cité page 108

 

« Il faut enseigner la vérité française, c’est-à-dire celle qui est le plus utile à la nation. »

            Barrès, Mes cahiers, cité page 108.

 

RACE

« Ce sont les formes de cultures qu’adoptent ici ou là les hommes, leurs façons de vivre telles qu’elles ont prévalu par le passé ou prévalent encore dans le présent, qui déterminent dans une très large mesure, le rythme de leur évolution biologique et son orientation. Loin qu’il faille se demander si la culture est ou non fonction de la race – ou ce que l’on entend généralement par ce terme – est une fonction parmi d’autres de la culture. »

            Claude Lévi-Strauss, Race et culture, cité page11.

 

FRANÇAIS / CHAUVINISME

«  Un Français qui ne prend rien en considération en dehors de la France est-il plus français ? Ou moins français ? En fait, être français, c’est justement prendre en considération autre chose que la France. »

            Gombrowicz, Journal 1675-1960, cité page 138.

 

FRANCE

«  La France ne se réduit pas à la francité, son patrimoine n’est pas composé, pour l’essentiel, de déterminations inconscientes ou de modes d’être typiques et héréditaires mais de valeurs offertes à l’intelligence des hommes. »

            Page 139.

 

HEDONISME

« Soumis autrefois à un contrôle rigoureux, les besoins font maintenant l’objet d’une sollicitude incessante, le vice est devenu valeur, la publicité a remplacé l’ascèse et l’esprit du capitalisme intègre maintenant dans sa définition toutes les jouissances spontanées de la vie qu’il pourchassait implacablement au moment de sa naissance. »

            Page 161.

 

EDUCATION

« Tant qu’il y aura des hommes qui n’obéissent pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d’une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auraient été brisées. »

            Condorcet, Rapport et projet de décret pour l’organisation générale de l’Instruction publique, avril 1792, cité page 165.

 

INDIVIDUALISME

« Conglomérat désinvolte de besoins passagers et aléatoires, l’individu postmoderne a oublié que la liberté était autre chose que le pouvoir de changer de chaîne, et la culture elle-même davantage qu’une pulsion assouvie. »

            Page 166

 

INDIFFERENCE

« L’indifférence désinvolte aux grandes causes a pour contrepartie l’abdication devant la force, et le fanatisme qui disparaît des sociétés occidentales risque bien de céder la place à une autre maladie de la volonté, guère moins inquiétante : l’esprit de collaboration. »

            Page 168.

 

PENSEE

«  La vie avec la pensée cède doucement la place au face-à-face terrible et dérisoire du fanatique et du zombie. »

            Page 183.

 



[1] Il serait intéressant d’effectuer un parallèle entre cette opposition et la querelle entre jansénistes et jésuites car en arrière-fond se pose la même question : le caractère gnostique de l’âme humaine.

[2] Sur le sujet, voir également Tzvetan Todorov, La peur des barbares.

[3] Par exemple, vis-à-vis des immigrés, politique d’intégration plutôt que d’assimilation.

[4] E qui nous ramènerait alors au Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Voir : http://loeildebrutus.over-blog.com/article-vers-le-meilleur-des-mondes-62765653.html .

[5] De même on pourrait dire que si tout est Art, l’Art n’est plus.

[6] C’est pourtant une tendance lourde de l’Art moderne, déjà relevé dans l’article L’art et la science (http://loeildebrutus.over-blog.com/article-l-art-et-la-science-81990166.html ).

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A
Bonjour,<br /> En ligne sur mon blog, une fiche de lecture consacrée à La défaite de la pensée d'Alain Finkielkraut : http://100fichesdelecture.blogspot.fr/2015/05/alain-finkielkraut-la-defaite-de-la.html
Répondre
C
<br /> Blog(fermaton.over-blog.com),No-8. - THÉORÈME SACRÉ. - La pensée moderne ?<br />
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C
<br /> Blog(fermaton.over-blog.com),NO.24- THÉORÈME de STRAUSS. - Mon rêve de toujours.<br />
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