L'EUROPE ET LA DEMOCRATIE (Circus Politicus 9/14)
CIRCUS POLITICUS
13/ Les politiciens français et l’Europe
14/ De l’usage des sondages dans le monde politique français
L’Europe et la démocratie.
Il a déjà été vu que la technocratie européenne, en particulier la Commission, semblait bien peu soucieuse de démocratie et de débat public. La Trilatérale a pourtant décidé d’en faire l’un des thèmes majeurs de son 32e sommet qui s’est déroulé à Paris du 7 au 9 novembre 2008. Le discours inaugural a été l’œuvre de Bernard Kouchner, en présence, notamment, des patrons d’Areva, AGF, Air Liquide, Thales, CNP Assurances, Accor ou encore Jean-Pierre Jouyet (alors secrétaire d’Etat aux Affaires européennes du gouvernement Fillon) et Peter Suntherland.
Mais le plus intéressant de cette conférence réside dans la session présidée par Elisabeth Guigou. Son titre est pour le moins évocateur : « Sauver l’Europe de la tyrannie des référendums ». Et le compte-rendu de cette table ronde est estomaquant. On y apprend, entre autres, que « Le référendum irlandais a été humiliant, et prouve que les référendums sont des mécanismes purement destructif », ou encore que « L’Union européenne a besoin de traités, et les référendums tuent les traités » (pages 206-207).
Martin Pigeon, membre de Corporate Europe Observatory (CEO), une ONG qui traque le lobbying et le conflit d’intérêt à Bruxelles, est sans équivoque : « Le système de gouvernement européen n’est pas confronté à l’espace public ou de manière très fragmenté. Il n’y a pas d’agora ici. Le seul peuple, c’est les lobbyistes. Ce sont eux que les fonctionnaires voient le plus souvent. Le peuple est composé d’experts, de professionnels. C’est un biais massif. » (page 241). Et la composition de ces lobbys est sans équivoque : 70% représentent des entreprises privées, 20% des entreprises publiques et … 10% la société civile (page 241). La Commission européenne a bien mis en place un registre des « représentants d’intérêts », mais l’inscription n’y est pas obligatoire (!) et un autre ONG (Alter EU) estime que 60% des lobbyistes n’y sont pas inscrits (pages 306-307). Le député européen Arnaud Danjean estime ainsi qu’il reçoit de 300 à 500 mails par jour de lobbying (page 308) ! Un de ces lobbyistes n’a d’ailleurs aucun complexe à avouer sa stratégie : « On cible les rapporteurs de textes, le président de la commission qui statue ou les « chieurs », qui sont souvent les écologistes. On les éduque. On leur explique que nous ne sommes pas hostiles aux consommateurs. Après, on leur rédige des amendements. Et voilà. » (page 309).
En sus des lobbyistes, la technocratie européenne aime également à consulter des « experts ». La DG affaires économiques dispose ainsi depuis 2005 d’un groupe informel et permanent chargé d’animer un forum sur les « questions liées à l’euro fiduciaire ». Sa composition : des associations bancaires (page 312-313). Pascal Canfin, un eurodéputé écologiste ne peut que constater : « Je siège à la commission des Affaires économiques et monétaires. Vous avez, par exemple, un groupe d’experts en matière bancaire. 95% des membres de ce groupe d’experts sont des banquiers, et pas n’importe quels banquiers, uniquement des banquiers de la banque de financement et d’investissement, de la banque de marché et toutes les grandes banques américaines – JP Morgan, Bank of America, Goldman Sachs – y sont représentés. En face, il n’y a pas d’ONG. Il n’y a pas de syndicats dans ce groupe d’experts. L’idée que la Commission soit conseillée uniquement par des banquiers d’affaires et, notamment, par les banquiers d’affaires américains pour changer les règles en matière bancaire, me semble complètement surréaliste après la crise financière que l’on a connue. » (page 314).
Le culte du secret déjà évoqué précédemment (cf. derrière le rideau des apparences) est également bien présent au sein de la Commission européenne. Les réunions du collège des commissaires font bien l’objet d’un procès-verbal. Mais celui-ci ressemble à s’y méprendre à une communication du Soviet Suprême : les interventions des participants ne sont pas mentionnées, ni les thèmes abordés ; tout juste la Commission prend-elle « acte », « approuve » et renvoie à des notes aux libellés ésotériques : SP(2011)5940, SI(2011)270, … etc. L’accès à ces documents est soumis à une demande. Lorsque les auteurs ont voulu se les procurer, ils se sont fait éconduire : ces documents « tombent sur le registre des exceptions » (page 246). Et encore plus fort : quand il n’y a pas consensus entre les Commissaires, il n’y a même pas de PV (page 248) ! C’est donc dans une totale opacité que les règlements européens sont fixés, alors que depuis l’arrêt Costa-Enel le droit européen prime sur le droit national (pages 281-282) et que 80 % des lois françaises seraient issues de règlements européens (page 291).
Cette même Commission avait également joué les offusqués sur l’affaire des Roms à l’été 2010. Elle a pourtant des responsabilités évidentes dans ce registre : elle distribue des millions d’euros aux pays d’Europe orientale pour l’insertion des Roms alors qu’il est de notoriété publique que dans ces pays le droit d’asile est largement bafoué et les fonds européens détournés de leur destination (page 251).
Mais il n’est pas que les technocrates européens à avoir peu de considération pour la démocratie. Le journaliste Jean Quatremer (Médias, Libération) est un europhile connu et convaincu. Et pour lui, il n’est pas de demi-mesure. Ainsi, lorsque les auteurs lui demandent s’il est possible d’être simultanément journaliste à Bruxelles et eurosceptique, il répond brutalement : « Non je n’en connais pas. Ou, s’ils le sont, ils repartent très vite. Ce poste exige un investissement total et ne supporte pas le cynisme. Si vous méprisez l’Union, tout devient un non-sujet, ou vous mentez pour travestir la réalité ». Menteurs et cyniques : c’est ainsi que Jean Quatremer décrit ceux qui ne partagent pas son opinion. Grande preuve de sens critique et d’ouverture d’esprit ! Mais il pousse encore plus loin en assimilant l’euroscepticisme à l’antisémitisme : « C’est comme si on envoyait un journaliste antisémite couvrir la politique israélienne ». Drôle de sens du journalisme, et de son indépendance intellectuelle : pour couvrir un sujet, il faudrait donc forcément être partisan de ce sujet (page 261).
Christophe Deloire et Christophe Dubois relèvent également qu’il y a très peu de turn-over pour les journalistes français affectés à Bruxelles (contrairement aux Britanniques notamment). Cela ne favorise guère l’esprit critique et la prise de recul, mais par contre encourage toutes les connivences (page 263). On constate d’ailleurs que journalistes et porte-parole fréquentent les mêmes cafés (Place du Luxembourg), annihilant la distance nécessaire au travail de journaliste, et vont même jusqu’à couramment échanger leurs postes : on retrouve couramment d’anciens journalistes à l’intérieur des organes de communication de la Commission (page 267).