L'EUROPE DES RENTIERS - Pour en finir avec le MES, le TSCG et l'indépendance de la BCE
L’EUROPE DES RENTIERS
Pour en finir avec le MES[1], le TSCG[2]et l’indépendance de la BCE[3]
Le 10 mai 2012, Maître Frédéric Parrat, également enseignant-chercheur à Paris-V, faisait paraître sur le site du Monde une tribune condamnant les (potentielles …) initiatives de François Hollande pour faire évoluer les institutions européennes : Berlin doit refuser les idées de M. Hollande.
Absolument aucune idée nouvelle dans cet article. Mais tout son intérêt réside dans l’incroyable concentration de poncifs simplistes à outrance de la pensée néolibérale qui, pour notre malheur, régit la grande majorité des choix politiques effectués en Europe ces quarante dernières années.
La monétisation de la dette et l’inflation.
Dès le deuxième paragraphe, Me Parrat proclame tout de bois que « la monétisation de la dette engendre l’inflation ». Et comme presque toujours pour les prêtres du néolibéralisme il n’argumente nullement son idée. Car s’il vrai qu’une excessive expansion monétaire (faire marcher « la planche à billets) a toutes les chances de générer de l’inflation, rien ne dit que des prêts modérés aux Etats par la BCE en ferait de même. En effet, en tout état de cause, les banques centrales se doivent d’émettre de nouveaux volumes d’argent au gré de l’évolution de l’économie : si ce n’est pas le cas, il y a tension sur la quantité de monnaie disponible ce qui génère de la déflation nuisible aux investissements[4]. Le tout est donc de savoir au bénéfice de qui (et à quel taux) la banque centrale le fait : les Etats ou les banques privées. Manifestement, il semblerait que Me Parrat semble préférer que la BCE prête à un taux très généreux (1%) aux banques plutôt qu’aux Etats, comme c’est le cas actuellement ; sans compter que cela génère de plus une gigantesque distorsion de concurrence au profit des banques et au détriment des industriels[5].
L’inflation résulte d’un autre schéma : ce qui importe n’est pas à qui prête la BCE mais la quantité qu’elle prête. Et effectivement, si la BCE met en circulation de très grande quantité de monnaie, le jeu de l’offre et de la demande fera que les prix augmenteront. Mais cette inflation peut très bien être générée en prêtant à des banques privées, tout comme des prêts de valeur modéré aux Etats, en corrélation avec l’évolution de l’économie, n’en génèreront pas. On notera au passage que l’énorme masse monétaire[6] (1000 milliards d’euros) déversée dans les caisses des banques par la BCE entre décembre 2011 et février 2012 n’ont pas généré d’inflation. Pourquoi ? Tout simplement, parce que ces 1000 milliards n’ont pas été injecté dans l’économie réelle : les banques les ont utilisés soit pour prêter aux Etats (afin qu’ils renouvellent leurs encours de crédits), soit pour spéculer sur les marchés, soit … pour les recaser à la BCE[7] !
En tout état de cause, la rigueur qui normalement siérait à l’exposé d’un universitaire aurait voulu que Me Parrat illustre davantage son propos car finalement, non, la monétisation de la dette n’engendre pas systématiquement de l’inflation. Il suffit d’ailleurs de prendre l’exemple américain pour le démontrer : La Réserve fédérale américaine (FED[8]) fait régulièrement marcher la planche à billets au bénéfice de l’Etat fédéral américain sans que cela ne génère pour autant une inflation galopante[9]. On constate même que les Etats-Unis ont connu la déflation pendant presque toute l’année 2009 (de mars à octobre avec un pic à -1,48% en août) alors même que la FED avait acheté pour 300 milliards de dollars de bons du Trésor le 18 mars de cette même année.
En outre, l’inflation a cet autre avantage de déprécier la valeur des actifs financiers et donc des … dettes. L’inflation aurait donc cet intérêt non négligeable de desserrer l’étreinte auprès des endettés à commencer par les Etats et donc … les contribuables !
L’inflation et la compétitivité.
Dans le même acabit, Me Parrat affirme que l’inflation « est préjudiciable à la compétitivité de nos entreprises ». S’il parle bien de la compétitivité à l’international de nos entreprises, ce serait même plutôt le contraire !
C’est d’ailleurs bien pour cela que de nombreux industriels se plaignent de la politique de « l’euro dort ». Car l’inflation, générée par un excès de monnaie par rapport à la demande, entraine arithmétiquement la baisse de la valeur de cette monnaie par rapport aux monnaies étrangères. Là aussi un simple exemple suffit : admettons qu’Airbus et Boeing soient en concurrence pour vendre un avion à un client non-européen et proposent tous deux des modèles qualitativement et techniquement similaires, ce qui fait que le choix de l’acquéreur se fait sur le prix. Boeing propose un modèle à 11 millions $. L’exemplaire d’Airbus est à 10 millions € mais, comme c’est le plus souvent le cas sur les marchés internationaux, la transaction se fera en dollars. Au cours actuel (1 euro = 1,27$), l’Airbus revient à 12,7 millions $. Mais si l’euro était à parité avec le dollar (1 euro = 1 dollar), comme cela était le cas il y a moins de dix ans, l’Airbus serait à 10 millions $, donc moins cher que son concurrent sans rien avoir changé à sa méthode de production. Avec un euro moins cher, Airbus est plus compétitif à l’international. Il faut toutefois tenir compte du fait qu’avec de l’inflation Airbus sera probablement contraint à revoir à la hausse ses coûts de production (par exemple du fait de l’augmentation du prix de la main d’œuvre ou encore des produits qu’il importe pour assembler dans la zone euro). Néanmoins, il y a fort à parier qu’Airbus ait tout à gagner d’une dévaluation relative de l’euro. Et c’est d’ailleurs le jeu que joue la Chine (et à un degré moindre les Etats-Unis) en fixant le taux de sa monnaie artificiellement trop bas.
En fait, l’axiome que nous lance de manière péremptoire Me Parrat est complètement simpliste et réducteur[10].
La monétisation et l’effort budgétaire.
Notre enseignant-chercheur nous clame également que « si les déficits des Etats européens pouvaient être financés par la BCE, plus aucun pays ne sera incité à faire des efforts pour parvenir à l'équilibre puisqu'il pourra faire financer son déficit par cette dernière ». On est là dans la pure légende néolibérale : les Etats (les fonctionnaires et les politiques) sont irresponsables – quand ils ne sont pas incompétents – et si on leur laisse le crédit ouvert, ils en abuseront systématiquement et irrémédiablement. A contrario, les acteurs privés, par la divine action de la « main invisible » ou de « l’ordre spontané », sont responsables et avisés. On a vu ce qu’il en était en 2007-2008 avec la crise financière …. !
Pourtant, même à supposer que les Etats abuseraient de leur possibilité de crédits auprès de la banque centrale, une réforme des statuts de la BCE pourrait inclure des normes de prêts aux Etats membres de la zone euro, comme je l’ai déjà écrit par ailleurs[11]. Par exemple, la BCE serait autorisée de prêter aux Etats dans la limite de 60% de leur PIB (au-delà soit l’emprunt leur serait interdit, soit ils devraient se tourner vers les marchés) et à une quantité annuelle négociée en fonction de la conjoncture économique. Ainsi, en période de croissance les Etats n’auraient droit qu’à un déficit limité (par exemple 1% par an) tout en ayant la possibilité en cas de crise économique d’en limiter les effets en empruntant, dégradant ainsi leur balance budgétaire, voire d’effectuer des plans de relance. On le voit bien : la possibilité d’emprunter auprès de la BCE pourrait très bien finalement être pour les Etats un encouragement à une tenue plus rigoureuse de leurs comptes publics.
L’état de la dette.
En fin d’article, Me Parrat se lamente : « La dette publique française est proche de 90 % du PIB, la croissance économique nulle et le commerce extérieur est déficitaire de près de 70 milliards d'euros ». Mais il se garde bien d’analyser les raisons de cette situation. A le lire, il aurait probablement souhaité la réélection de M. Sarkozy. Ce serait tout de même oublier que c’est le Président qui pourra rentrer dans le Guinness des records de l’endettement : 300 millions d’euros de dettes supplémentaires à chacun des jours de son mandat !
On pourrait tout de même s’interroger sur les effets de la loi de 1973 (et de ce qui lui a succédé, notamment les traités européens) qui a contraint l’Etat à emprunter auprès des marchés à des taux bien supérieurs à ceux de sa banque centrale. Ou encore sur la faiblesse de nos dirigeants politiques qui cèdent régulièrement à n’importe quel corporatisme au mépris de l’intérêt général, quand ce n’est pas pour le service d’une oligarchie. Quand au déficit de la balance commerciale, on a vu plus haut que la politique de l’euro fort a probablement bel et bien sa part de responsabilité.
Au lieu de cela, Me Parrat appel de ses vœux les inévitables « réformes structurelles » mais se garde bien de définir ce dont il s’agit. Or, étant donné la teneur néolibérale du reste de l’article, il y a fort à parier que ces « réformes » s’appuient sur les habituelles ritournelles du consensus de Washington[12], à savoir la déconstruction programmée de l’Etat-providence malgré les catastrophes déjà constatées lors de son application dogmatique, notamment en Amérique du Sud et en Russie[13]. En fait le retour à la féodalité.
Un article corporatiste ?
Me Parrat se présente en tant qu’ « avocat au barreau de Paris, enseignant-chercheur à Paris-V ». Il aurait pu nous préciser sa spécialité : avocat fiscaliste. En outre, étant donné le vibrant plaidoyer qu’il lui a décerné dans un article du Monde de septembre 2010, Me Parrat doit se sentir proche de Mme Liliane Bettencourt. Rajoutons à cela qu’il milite pour une amnistie fiscale !
Il n’y a bien sûr rien de mal à être avocat fiscaliste. Et encore moins que d’user de sa liberté d’expression. Mais avouez que d’omettre de préciser intégralement sa fonction[14], comme d’ailleurs cela semble monnaie courante chez les ultra-libéraux (Lire Les économistes « experts » de la politique de l’offre), porte à la suspicion : Me Parrat exprime-t-il ses convictions propres ou défend-il les intérêts de ses (probablement très fortunés) clients ? Cela est d’ailleurs d’autant plus surprenant que ses positions sont très proches de la doxa libérale qui prétend que l’homme, égoïste par nature, agit en fonction de ses intérêts propres. Or, lorsque ses revenus sont issus de conseils fiscaux formulés auprès de rentiers, n’a-t-on pas intérêt à prendre des positions qui défendent ces mêmes rentiers ?
Car l’ensemble des positions de Me Parrat converge en un point : l’intérêt de la rente. Ainsi, l’inflation déprécie les actifs financiers et va donc à l’encontre des intérêts des rentiers. A contrario, comme il a été évoqué plus haut, elle permet, en valeur relative, aux endettés de se désendetter. De plus, le fait que la BCE prête aux banques privées à des taux très faibles (et non aux Etats) permet aux institutions bancaires de réaliser des produits financiers à haut rendement qui eux aussi sont favorables à la rente (et aux actionnaires des banques). Au final, la gestion de la dette publique (avec son cortège économiquement mortifère du MES et du TSCG) et l’indépendance de la BCE sont des positions hautement favorables pour ceux qui vivent de la rente du capital au détriment de ceux qui vivent du travail(et payent des impôts pour rembourser les dettes que l’Etat a contracté auprès … des rentiers).
On avait cru la lutte des classes morte et enterrée avec la chute du mur de Berlin. Le dogmatisme des néolibéraux est en train de réussir le tour de force de la ressusciter, ce qui se traduit en pratique par la montée des partis de gauche radicale à peu près partout en Europe (Allemagne, Grèce, France notamment). En s’obstinant dans ces voies, nos dirigeants politiques vont ouvrir la boite Pandore de sociétés divisées et déchirées dans lesquelles les extrêmes vont se tailler la part du lion (lire Cette crise qui vient). Jean-Luc Mélenchon l’a d’ailleurs déjà annoncé à Marine Le Pen : « L’avenir c’est vous contre nous ». En s’accrochant à ses privilèges, l’oligarchie des incapables, dont Me Parrat se fait ici le représentant, court à sa perte.
A quand le sursaut républicain qui nous sortira de l’ornière ?
[1] Le Mécanisme européen de stabilité est un fonds de secours aux Etats en difficultés décidé en Conseil européen les 16 et 17 décembre 2010 suite à la crise des finances grecques. Il doit entrer en vigueur en juillet 2012, sous réserve de satisfaire aux exigences du TSCG (voir ci-après). La France est engagée au titre du MES à hauteur de 142 milliards d’euros (soit le double du budget de l’Education nationale) sans que cela n’ait fait l’objet de réel débat public ni soumis à l’approbation du peuple français par référendum. Sur le MES, lire Claude Debons, Jacques Généreux, Janette Habel, Jean-Marie Harribey, Pierre Khalfa, Marie-Christine Vergiat et Francis Wurtz, Le MES n’est pas un mécanisme de solidarité européen, Le Monde, 01/03/2012.
[2] Le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance a été signé par 25 des 27 Etats de l’Union européenne le 2 mars 2012. Il impose une règle d’or très stricte :
- les budgets des administrations publiques devront être excédentaires ou à l’équilibre.
- Le déficit structurel (déficit hors déficit généré par la conjoncture économique) sera limité à 0,5%.
- En cas de non respect des règles, les sanctions seront quasiment automatiques.
[3] La Banque centrale européenne est indépendante des autres institutions européennes et des Etats membres : elle n’a recevoir d’instructions de quiconque (article 130 du traité de Lisbonne : "Ni la BCE, ni une banque centrale nationale, ni un membre quelconque de leurs organes de décision ne peuvent solliciter ni accepter des instructions des institutions ou organes européens, des gouvernements des États membres ou de tout autre organisme ). Il lui est en outre interdit de prêter aux Etats (Article 123 du Traité de Lisbonne : « Il est interdit à la Banque centrale européenne et aux banques centrales des États membres, ci-après dénommées « banques centrales nationales », d’accorder des découverts ou tout autre type de crédits aux institutions, organes ou organismes de l’Union, aux administrations centrales, aux autorités régionales ou locales, aux autres autorités publiques, aux autres organismes ou entreprises publics des États membres. L’acquisition directe, auprès d’eux, par la Banque centrale européenne ou les banques centrales nationales, des instruments de leur dette est également interdite. ») alors qu’elle peut prêter autant qu’elle le veut aux banques privées (elle leur à prêter plus de 1000 milliards d’euros entre décembre 2011 et février 2012). Son seul objectif consiste à lutter contre l’inflation (Article 282 du Traité de Lisbonne : "L'objectif principal du Système européen de banques centrales (SEBC) est de maintenir la stabilité des prix ").
[4] La faible quantité de monnaie disponible fait que, par le jeu de l’offre et de la demande, la monnaie « prend de la valeur » par rapport aux actifs non monétaires (les prix baissent), ce qui encourage les investisseurs à conserver leur portefeuille en actifs monétaires et non à les investir dans l’économie.
[5] Par exemple, lors d’une opération de rachat d’une entreprise (ou d’une OPA) les banques bénéficient de facilités financières beaucoup plus importantes qu’une entreprise non financière qui voudrait racheter la même entreprise. Lire Philippe Herlin, Taux d’intérêts : la gigantesque distorsion de concurrence au profit des banques, Atlantico.fr, 30/03/2012. Lire également Jean-Luc Schaffhauser, Comment l’industrie financière a réussi son OPA idéologique sur le reste de l’économie, Atlantico.fr, 19/01/2012.
[6] Lire Laurent Pinsolle, 1000 milliards pour les banques, l’austérité pour les peuples !, Gaulliste libre, 01/03/2012 et Jacques Sapir, Zone euro : la fin des illusions, Marianne, 14/04/2012.
[7] Marc Vignaud, Quand les milliards de la BCE reviennent directement … à la BCE, Le Point, 28/12/2011.
[8] Federal Reserve System.
[10] Lire également Eric Verhaeghe,N’ayez pas peur : l’inflation est – aussi – un instrument de justice sociale, Atlantico.fr, 31/03/2012.
[11] Lire également :
- Faut-il monétiser la dette ?,
- André Grjebine, Zone euro : la fuite dans l’endettement ou comment aggraver la crise ne prétendant la résoudre, Le Monde, 17/01/2012.
- Jean-Luc Schaffhauser, Réformer la BCE : une priorité pour sauver l’Europe, Atlantico.fr, 16/04/2012.
- Laurent Pinsolle, Pourquoi il faut monétiser la dette publique, Gaulliste libre, 17/02/2012.
- Michel Rocard, Pourquoi faut-il que les Etats payent 600 fois plus que les banques ?, Le Monde, 02/01/2012.
[12] Proposé par l’économiste John Williamson et largement inspiré des thèses néolibérales de l’école de Chicago, le consensus de Washington propose 10 points à appliquer aux économies d’Etat en difficulté :
Stricte équilibre des comptes de l’Etat (pas de relance keynésienne) ;
Réorientation des dépenses publiques vers des secteurs offrant à la fois un fort retour économique sur les investissements, et la possibilité d'améliorer les inégalités de revenu (soins médicaux de base, éducation primaire, dépenses d'infrastructure) ;
Réforme fiscale anti-redistributive (les pauvres payent proportionnellement plus que les riches) ;
Libéralisation des taux d'intérêt ;
Un taux de change unique et compétitif ;
La libéralisation du commerce extérieur ;
Elimination des barrières aux investissements directs de l'étranger ;
Privatisation des monopoles ou participations ou entreprises de l'État, qu’il soit — idéologiquement — considéré comme un mauvais actionnaire ou — pragmatiquement — dans une optique de désendettement ;
La déréglementation des marchés (et en particulier du marché du travail : plus de barrières aux licenciements, plus de SMIC, diminution ou suppression des allocations chômages, primauté du contrat sur la loi, etc.) ;
La protection de la propriété privée, dont la propriété intellectuelle.
Le consensus de Washington a été imposé par le FMI aux Etats qui ont du avoir recours à ses prêts, avec des conséquences le plus souvent catastrophiques, notamment en Amérique latine.
[13] Sur le sujet lire Naomi Klein, La Stratégie du choc.
[14] Il serait également intéressant de connaître ses principaux clients.