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L'Oeil de Brutus

IRANISATION DE L’EUROPE : QUAND LA DEMOCRATIE DEVIENT THEOCRATIE

23 Septembre 2012 , Rédigé par L'oeil de Brutus Publié dans #Idées

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IRANISATION DE L’EUROPE : QUAND LA DEMOCRATIE DEVIENT THEOCRATIE

 

 

 

 

En Iran, le président de la République et le Parlement sont élus au suffrage universel. Est-ce pour autant une démocratie ? Bien sûr que non. La réalité du pouvoir est ailleurs : le guide la révolution, le conseil des Gardiens, le chef du système judiciaire, le conseil de discernement exercent dans les faits le contrôle de l’exécutif, du législatif et du judicaire, et ce sans aucune caution démocratique.

En France, le président de la République et le Parlement sont élus au suffrage universel. Est-ce pour autant une démocratie ? C’est de moins en moins le cas, et en cela elle ne fait que suivre le mouvement général des membres de l’Union européenne. En effet, pour la France comme pour ses voisins, de multiples lieux de pouvoir se sont érigés en dehors des instances démocratiques, ou tout du moins avec une caution démocratique douteuse. La Commission européenne, cette institution supranationale non élue dont la majorité des Français ignore probablement le nom d’un seul de ses commissaires (y compris le commissaire français), a le pouvoir d’imposer ses vues aux gouvernements au nom de son rôle de « gardienne des traités », traités dont on a même plus la décence de soumettre l’approbation au vote des électeurs. La Conseil européen, rassemblement des chefs d’Etats et de gouvernement, débat à huit clos sans donc que les citoyens puissent savoir si les représentants qu’ils ont élus défendent bien les positions pour lesquelles ils ont donné leur vote[1]. Toute démocratie exige pourtant que les élus répondent de leurs choix et de leurs actes devant leurs électeurs. Passons encore sur les lobbys qui, de Strasbourg à Bruxelles, rédigent eux-mêmes les textes qu’ils veulent voir adopter et gangrènent ainsi en toute opacité les institutions européennes pour le plus grand bien des intérêts … particuliers[2]. Le summum est atteint avec la Banque centrale européenne : son indépendance de tout pouvoir politique (et donc démocratique) est clairement inscrite dans le marbre de ses statuts et elle ne se prive jamais de le rappeler. Peut-on qualifier de démocratique un système dans lequel un élément aussi fondamental de la souveraineté que la monnaie échappe à tout contrôle de représentants élus ?

Mais les institutions européennes n’ont pas l’apanage du déficit démocratique et du détournement du pouvoir au profit des « experts » et autres technocrates[3]. Le phénomène se reproduit à l’intérieur de la Nation. Ainsi en France, la Cour des comptes, d’un rôle initialement purement consultatif, en devient à émettre des rapports de plus en plus directifs. Cela est déjà gênant en soi, mais ce qui l’est encore plus, c’est que ces rapports, bien loin de la neutralité objective qui devraient les caractériser, sont idéologiquement très orientés[4]. Toujours dans le registre des finances publiques, depuis déjà de nombreuses années, les hauts fonctionnaires de Bercy imposent leurs choix aux autres administrations, y compris – et souvent – lorsqu’il s’agit de revenir sur le budget pourtant voté par la représentation nationale. La loi mettant en application le TSCG[5]prévoit que les « financiers » pourront encore accroitre leur pouvoir : une commission « indépendante » sera instaurée au niveau national pour contrôler le budget voté par l’Assemblée nationale et le Sénat[6], avant qu’un contrôle supplémentaire, selon les critères de son choix, ne soit effectué par la Commission européenne[7]. En son temps, le premier ministre Jean-Pierre Raffarin avait même imaginé créer une autre commission « indépendante » chargée de fixer, selon son bon vouloir et en totale indépendance des pouvoirs politiques, le niveau du SMIC. Ne doutons pas que l’idée refera surface. Dans les faits, nos dirigeants politiques depuis une quarantaine d’années tendent à se délester de leurs responsabilités au profit de soi-disant experts (tous d’obédience néolibérale) pour ne conserver que les apparats du pouvoir. Ce phénomène couplé à la professionnalisation de la politique, ils sont en conséquence devenus des rentiers de situation  et on laissé advenir la prédiction de Pierre Mendès-France : « L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement “une politique”, au sens le plus large du mot, nationale et internationale »[8]. Comme le relève, bien malgré lui, Jean-Marc Sylvestre, l’élection en elle-même n’a plus de sens : « Le juge de paix de l’élection sera évidemment le marché »[9].

 

Au final, et toutes proportions gardées, la France – et les autres Nations de l’Union européenne – se rapprochent de plus en plus du « modèle » iranien : un pouvoir en apparence élu et donc démocratiquement cautionné[10], mais sévèrement encadré – et outrepassé – par des organes non élus.

En Iran, ces organes prétendent détenir leur légitimité de dogmes issus de l’Islam. En Europe, les organes technocratiques prétendent détenir leur légitimité de par une « expertise » qui cache mal une autre religion : le néolibéralisme. Car ne nous y trompons pas, le néolibéralisme ne relève pas d’une approche rationnelle. Il a son dieu : la « main invisible » (autrement appelée « ordre spontané »)[11]. Il a ses dogmes : la « confiance des marchés », la concurrence « libre et non faussée », le libre-échangisme[12], la compétitivité, la flexibilité, etc.[13] … Et il a son eschatologie millénariste : la substitution du politique et du citoyen par le marché et le consommateur.

La technocratie européiste, la « dictature libérale » appelée de ses vœux par Friedrich Hayek[14],  n’est donc que, de plus en plus, un miroir de la théocratie des mollahs appliquée à d’autres dogmes.

 

 



[1] Cf. Christophe Deloire et Christophe Dubois, Circus politicus, Albin Michel 2012.

[2] Id.

[3]  « Les techniciens tendent toujours à se rendre souverains, parce qu’ils sentent qu’ils connaissent leur affaire ; et c’est tout à fait légitime de leur part. La responsabilité du mal qui, lorsqu’ils y parviennent, en est l’effet inévitable, incombe exclusivement à ceux qui les ont laissé faire ». Simone Weil, citée par Coralie Delaume, Référendum sur l’Europe :et si on faisait comme Ayrault a dit, Marianne, 26/08/12.

[5] Traité sur la Stabilité la coordination et la gouvernance, prévoyant, entre autres, l’instauration de la « règle d’or » limitant les déficits structurels des Etats signataires à 0,5% du PIB par an.

[7] Le TSCG ne donne aucune définition du « déficit structurel » et laisse libre-choix des critères de définition à la Commission européenne qui pourra donc interpréter, et sanctionner, à sa guise les budgets des Etats.

[8] Pierre Mendès-France, discours à l’Assemblée nationale en 1957, cité par Frédéric Lordon, La fausse solution des eurobonds, Blog Le Monde diplomatique, 01/06/2012.

[9] Jean-Marc Sylvestre sur I-télé, 04/04/2012.

[10] On remarquera également que si en Iran, les candidats doivent bénéficier de l’onction des pouvoirs religieux, en France, celui qui n’a pas reçu la (sainte) investiture du PS ou de l’UMP dispose de faibles chances de bénéficier des relais, réseaux et financements, qui lui pourrait lui permettre son élection.

[11] Sur l’irrationalité des dogmes néolibéraux, lire Bernard Maris, Lettre ouverte à ces gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles, Points 2003.

[13] Dans le registre des incantations quasi mystiques, et dénuées de tout fondement rationnel on pourra citer, par exemple, Alain Minc : « Je crois qu’on est désormais dans un nouveau paradigme qui est le suivant : la vertu budgétaire crée la confiance, la confiance crée la consommation et l’investissement. La consommation et l’investissement créent la croissance. Aujourd’hui, le paradigme c’est : “Vertu budgétaire, confiance, croissance”. Et donc, de ce point de vue, les gestes faits pour établir la confiance vis-à-vis des marchés sont le meilleur encouragement à la croissance, bien plus que ne l’était autrefois quelques milliards dépensés. » Alain Minc, RTL, 16/08/2011.

[14] « Parfois il est nécessaire pour un pays d’avoir, pour un temps, une forme ou une autre de pouvoir dictatorial […] Personnellement je préfère un dictateur libéral plutôt qu’un gouvernement démocratique manquant de libéralisme » Friedrich Hayek.

 

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