In Memorian Bernard Maris : Lettre ouverte aux gourous de l'économie qui nous prennent pour des imbéciles
Il y a tout juste un an Bernard Maris tombait sous les balles des fanatiques. Quinze ans plus tôt il avait publié ce qui constitua dans mon apprentissage personnel de l'économie comme un ouvrage de référence : "Lettre ouverte aux gourous de l'économie qui nous prennent pour des imbéciles". Cet ouvrage, bref, concis, limpide, incisif, acheva de me dessiller sur l'imposture de la pensée dominante qui pourtant gouverne une bonne part des décisions économiques depuis quatre décennies. J'en remets donc ici mes notes de lectures.
Ciao Oncle Bernard. Tu nous manques.
A travers un court pamphlet de 140 pages, Bernard Maris nous livre une virulente dénonciation des dogmes vendus par les néolibéraux, ainsi que leurs tendances au totalitarisme. L’humour dont il fait preuve n’enlève rien au sérieux de la démonstration. Paru en 1999, cet opuscule s’avère aujourd’hui d’une saisissante actualité devant les ravages réalisés par la dérégulation et le « tout marché ».
Bernard Maris s’insurge en tout premier lieu contre la tendance à considérer l’économie comme une science exacte. L’économie en tant que science « dure » est un mensonge car elle repose sur deux axiomes totalement faux : la rationalité des acteurs et l’égalité de l’accès à l’information. Ce scientisme et cet utilitarisme poussés à l’extrême ont des effets ravageurs sur les sociétés humaines, d’autant plus que les économistes – contrairement à tous les autres responsables de la sphère sociale : médecins, ingénieurs … conducteurs de trains – ne sont tenus à aucune responsabilité vis-à-vis de leurs soi-disant prévisions (pages 14-15) (comment pourrait-on prévoir le comportement humain ? comment peut-on résumer celui-ci à des équations mathématiques, aussi complexes soient-elles ?). Deux points étayent de manière évidente ces effets ravageurs :
- L’incompétence généralisée du FMI dans toutes les zones du monde où il est intervenu (Amérique du Sud, Indonésie, Russie, crise asiatique … etc.[1]) (pages 70-77). Le FMI est à ce point incompétent qu’il n’en arrive même pas à gérer ses propres comptes internes : ainsi Bernard Maris relève qu’en septembre 1998, Michel Camdessus se plaint qu’il ne lui reste plus que 4 à 5 milliards $ en caisse. Après audit de la commission économique du Congrès américain (sic…), il s’est avéré qu’il restait encore 70 milliards $ (page 76).
- La lamentable affaire LTCM (pages 63-70). LTCM était un fond hautement spéculatif crée par John Meriwether qui y embaucha deux prix Nobel d’économie : Myron Scholes et Robert Merton. Ces deux derniers, qui ont mis au point le modèle de Black et Scholes, prétendent décrire le comportement du marché grâce à des équations mathématiques. Les quelques succès enregistrés au départ font venir les fonds des principales banques d’investissement et encourage les traders de LTCM à prendre de plus en plus de risques, jusqu’à prendre des positions totalement ahurissantes pour un montant total de 1200 Mds$ (à l’époque l’équivalent du PIB de la France). Mais la propagation de la crise asiatique met LTCM au bord de la faillite, imposant une intervention de la Réserve fédérale américaine pour éviter une crise systémique. En 1998, LTCM avait donc déjà démontré les incommensurables risques de la finance mondialisée et incontrôlée.
3/ DEVELOPPEMENT.
Le paradoxe de Stiglitz (page 9) : si un marché est efficient du point de vue de l'information, autrement dit toute l'information pertinente est contenue dans les prix de marché, alors aucun agent n'est incité à acquérir de l'information sur laquelle sont fondés les prix. Mais si chacun n'est pas informé, certains agents paient pour devenir informés. Ainsi, un équilibre efficient au plan de l'information n'existe pas. Ce travail a exercé une influence considérable dans l'économie financière. Le dogme du marché efficient est donc un leurre.
Pour fonctionner, le marché a besoin d’un élément exogène : « le crieur de prix », celui qui annonce le prix « d’équilibre » entre l’offre et la demande. Ce « crieur de prix » ne peut être interne au marché sinon celui-ci s’en trouverait faussé. C’est ce qui a nécessité initialement la création des Bourses, au départ institutions de Service public. Les Bourses sont indispensables pour fournir la « pertinence de l’information ». Croire que le marché livré à lui-même est en soit efficient est donc un leurre : d’elle-même la Bourse est en fait un élément de régulation (pages 22-23) ! On peut par ailleurs se demander comment la privatisation des Bourses (et la concurrence entre elles que cela induit) n’en arrivent pas à fausser le marché.
Walras, l’un des pères de la pensée néoclassique[2], admet l’indispensabilité de cet élément exogène et est parvenu a démontrer par axiomes que le marché parvenait à obtenir une équilibre stable entre l’offre et la demande. Mais, Bernard Maris relève que ses axiomes sont illusoires : ils reposent sur une égalité parfaite de l’accès à l’information des acteurs (impossible selon le paradoxe de Stiglitz), une parfaite méconnaissance par les acteurs des intentions des autres (page 31) et surtout sur leur parfaite rationalité (ce qui est purement chimérique). Si le raisonnement de Walras est peut être bon, comme ses données de départ sont fausses, son résultat ne mène à rien (pages 19-26). Par ailleurs, le système de Walras suppose un marché à 100% concurrentiel et néglige donc tous les secteurs naturellement à tendances monopolistiques ou oligopolistiques (sans même parler de l’action de l’Etat). Walras envisage donc le marché dans un rapport à la totalité : tout ou rien. Cette binarité est non seulement irréaliste, mais surtout elle souligne la tendance totalitaire de la pensée walrassienne (page 30).
Ainsi, à l’image des théories de Walras, les économistes mathématiciens basent leurs théories sur des axiomes et des postulats qui finissent par être laminés par les mathématiciens de la génération suivante (page 34)[3]. Maris cite ainsi l’exemple des travaux de Maurice Allais qui a démontré (« le paradoxe d’Allais ») que plus les gains étaient aléatoires, moins les acteurs se montraient rationnels, ce qui contredit là aussi l’un des postulats de Walras. Par son paradoxe, Allais contredit également un autre Prix Nobel d’économie proche de Milton Friedman : Georges Stigler. Et lorsque l’économiste français teste avec succès son paradoxe sur le friedmanien, celui-ci lui fait la réponse hallucinante : « ce n’est pas la science économique qui est fausse, c’est la réalité » (page 35). Le « grand » Milton Friedman n’est d’ailleurs pas en reste sur ce type de raisonnement de gourou : dans un article de 1953 il n’a ainsi pas hésité à avancer la thèse selon laquelle une théorie ne devait pas être testée par le réalisme de ses hypothèses mais par celui de ses conséquences (page 36) !
Bernard Maris en déduit finalement que ces économistes mathématiciens ne sont que de purs logiciens, coupés de la réalité et inaptes à fournir de réelles prévisions (page 40) : cette science n’en est pas une et la « loi économique » est un oxymore (page 42). Il en revient donc au concours de beauté de Keynes[4] : l’économie est avant tout faite de comportements humains, imprévisibles et généralement peu rationnels (pages 46-47). Dans ce contexte, les multiples appels à la « transparence » et à la « confiance » sont des non-sens : ce qui fonde justement le jeu boursier, c’est d’anticiper ce que feront les autres sans le leur dire (page 89).
Bernard Maris s’insurge par la suite contre l’emprise des statistiques (page 93-99) qui, de même que le modèle de Walras, prétendent décrire la réalité en n’étant que de simples indications, potentiellement trompeuses.
Rangé dans la catégorie des « penseurs », Alain Minc y prend également pour son grade. L’auteur ressuscite une de ses anciennes productions, Le Syndrome finlandais, dans laquelle Minc annonce, en 1986, sûr de lui, la prochaine mise sous tutelle, à moins d’un énergique sursaut, de la France par l’Union soviétique (page 110). Dans La Mondialisation heureuse (1997), le thuriféraire des marchés n’a pas la plume plus heureuse (voir citation).
Le libre-échangisme à tout cran n’est pas non plus sans fortes contradictions internes. Ainsi, par exemple, la quasi-position de monopole de Microsoft est une entrave au libéralisme, mais faire entrave à cette position est également une entrave au libéralisme … (page 115).
4/ CITATIONS.
BANQUE
« Nous aurions du nous battre plus tôt pour la surveillance du secteur bancaire. »
Michel Camdessus (directeur du FMI), Le Monde, 5/10/98, cité page 81.
ETATS-UNIS / PRISON
« La prison est l’allocation chômage américaine. »
Robert Solow (prix Nobel d’économie 1987), cité page 51.
EXPERT
« En économie comme partout, l’expert est le raté ou le paresseux de la profession. Si quelqu’un ne réussit pas quelque part, il peut toujours s’y faire expert, en mobilier, tableaux de maîtres, ou fluctuations boursières. L’expert n’est là que pour justifier celui qui le paye. Seul le falsificateur et l’ignorant, pour des raisons différentes, ont besoin de l’expert. »
Page 100.
FMI
« Tout le monde est d’accord pour dire que la gestion du Fonds est catastrophique. Mais le Fonds reviendra, avec toujours la même recette : laminer les classes moyennes, exploiter les pauvres, payer les riches. »
Page 72.
LANGAGE
« Toutes les théodicées politiques ont tiré parti du fait que les capacités génératives de la langue peuvent excéder les limites de l’intuition ou de la vérification empirique pour produire des discours formellement corrects mais sémantiquement vides. »
Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, cité page 94.
MAIN INVISIBLE
« La main invisible, ruse hégélienne de la raison, raison dominant la raison des hommes, est un avatar du Saint-Esprit. »
Page 130.
MARCHE
« Je ne sais pas si les marchés pensent juste, mais je sais qu’on ne peut pas penser contre les marchés. »
Alain Minc, La Mondialisation heureuse, cité page 110.
NEOLIBERALISME / TIERS-MONDE / ECOLOGIE
« Les pays sous-peuplés d’Afrique sont largement sous-pollués. La qualité de l’air y est d’un niveau inutilement élevé par rapport à Los Angeles ou Mexico. Il faut encourager une migration plus importante des industries polluantes vers les pays moins avancés. Une certaine dose de pollution devrait exister dans les pays où les salaires sont les plus bas. Je pense que la logique économique qui veut que des masses de déches toxiques soient déversées là où les salaires sont les plus faibles est imparable. »
Lawrence Summers (ancien chef économiste de la Banque mondiale, conseiller économie de Barack Obama), The Economiste, 08/02/92, cité page 10.
STATISTIQUES
« Les fabuleuses statistiques continuaient à couler du télécran. »
Georges Orwell, 1984.
[1] Et maintenant la zone euro …
[2] Walras a été fortement critiqué par Keynes mais aussi par une partie des écoles d’obédience libérale, notamment l’école de Vienne, qui réfute l’intervention d’éléments extérieurs au marché.
[3] On est frappé de constater comment la plupart de ces économistes mathématiciens semblent négliger les principes du théorème d’incomplétude.
[4] Dans le concours de beauté de Keynes, on présente des photographies à des concurrents qui doivent noter chacune d’entre elles. Le gagnant doit trouver la note moyenne donnée par l’ensemble des concurrents. Pour Keynes, ce type de jeu, où l’on agit en fonction de ce que l’on croit être l’opinion moyenne ou probable, décrit bien le comportement des marchés boursiers.