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L'Oeil de Brutus

Master class en management

30 Octobre 2015 , Rédigé par L'oeil de Brutus Publié dans #Les Billets de Marc Rameaux

Master class en management

Billet invité de Marc Rameaux

 

Jeune ambitieux écoute moi. Apprends la leçon d’un maître en la matière. Je vais t’enseigner les recettes du succès dans notre monde post-moderne, qui te mèneront infailliblement aux plus hautes fonctions.

 

Car seul le poste compte, nullement la responsabilité censée l’accompagner. Détache-toi totalement de ces notions surannées que sont la responsabilité et le devoir. Fais les endosser par d’autres, tant qu’il y aura encore des hommes assez bêtes pour y croire.

 

En revanche, donne toutes les apparences de la responsabilité, d’autant plus que tu n’y auras pas pris la moindre part, et tu capteras ainsi le fruit de l’effort et de l’engagement des autres.

 

Retiens bien, dès à présent, la leçon qui va suivre.

 

 

Il est beaucoup plus rentable de t’approprier le travail d’autrui que de l’effectuer toi-même

 

Beaucoup se figurent que la règle du mode moderne est d’être le meilleur dans un domaine donné, et que cette excellence sera récompensée.

 

Ces esprits candides ont oublié que lorsque la rapidité devient prépondérante, il est bien plus profitable de dérober le travail des autres que de l’accomplir soi-même. La meilleure stratégie n’est pas celle de la patiente hirondelle, mais du malin coucou.

 

Tu penses qu’il sera difficile et trop voyant de se livrer à un tel vol ? Détrompe-toi, le monde moderne fourmille de possibilités pour procéder ainsi. Il va jusqu’à encourager cette pratique comme celle des êtres supérieurs.

 

Observe et repère autour de toi un projet à fort enjeu, arrivé aux trois-quarts de sa réalisation, lorsque le plus difficile a été accompli par l’équipe qui le pilote. Assure-toi qu’il s’agit d’une équipe très compétente, afin qu’aucun travail important ou risqué ne reste à réaliser. Puis, orchestre une campagne de dénigrement sur les résultats du projet. Oui, il faut tout de même posséder un talent pour suivre ma voie : l’art de la communication et du bluff.

 

Si l’équipe est compétente, une telle campagne ne fonctionnera pas me dis-tu ? Rassure-toi, tu possèdes deux atouts décisifs.

 

Le premier est que tu consacres tout ton temps à communiquer, à faire pencher les rumeurs de ton côté. Tandis que l’équipe projet ne peut y consacrer que très peu de son énergie, étant absorbée en grande partie par son travail productif. Elle ne peut matériellement allumer tous les contre-feux pour répondre à ta campagne de communication.

 

Le second est que la compétence est plus un handicap qu’un atout dans des réunions de décision de haut niveau. Avec l’accélération frénétique de toute activité, les décisions exécutives se prennent à présent en 5 minutes de « slides », sur la base d’arguments faux à force d’être trop synthétiques. Le sort de projets de plusieurs millions d’euros est scellé à l’emporte-pièce, quand il était décidé il y a trente ans sur la base de rapports de plusieurs pages et de quelques heures de réunion de vrai travail.

 

A ce jeu, les bateleurs et les communicants l’emportent largement sur les hommes de fond et d’engagement. Un suivi sérieux nécessite au moins une demi-heure d’explication, temps beaucoup trop long dans le rythme moderne. Il te suffira de monter en épingle quelques exemples isolés : qu’importe qu’ils soient faux ou ne représentent qu’une part infime du projet. Avec une théâtralité accentuée, ils te feront passer pour l’homme de terrain que tu n’es pas, parce qu’ils ont une saveur anecdotique.

 

Appuie-toi sur les méthodologies que l’on trouve dans les livres de management ou les cabinets de consultants exécutifs, aussi cher payés qu’ils sont vides de contenu. Bien qu’ils proviennent de personnes n’ayant jamais eu à conduire un projet réel, ils font forte impression. Il te sera facile de trouver dans un projet, même extrêmement bien conduit, un manquement à l’une de ces sacro-saintes méthodologies, qu’il te suffira de dramatiser à outrance.

 

Lors du moment délicat où le projet rentre en phase d’industrialisation, fais passer les correctifs nécessaires pour des manquements graves. Les décisionnaires en charge d’en juger n’y comprennent de toutes façons rien ; il sera aisé de jouer de leur ignorance.

 

Mieux encore, ces décisionnaires doivent de plus en plus leur poste aux méthodes que je suis en train de t’exposer. La compétence leur fait peur, car elle menace de dévoiler leur imposture. Ils reconnaîtront en toi avec attendrissement leur propre chemin et te hisseront parce que tu ne constitues pas une menace mais une complicité tacite.

 

Obtiens alors que le projet soit arrêté à la suite de ta campagne de dénigrement, et fais t’en attribuer le pilotage pour le redresser, bien que tu saches pertinemment qu’il n’en a nullement besoin. Prends bien soin d’éliminer l’équipe projet initiale ou au moins ses têtes. Il ne te reste plus qu’à refaire partir le projet, sans avoir grand-chose à effectuer, celui-ci étant depuis longtemps sur une bonne trajectoire. Tu retireras tout le mérite de son accomplissement, et l’on te sera même reconnaissant d’avoir sauvé une situation que tout le monde pensait compromise.

 

Bien entendu, ne dénigre pas trop tôt : sois un fervent supporter du projet à ses débuts, bien que tu saches dès le départ que tu attends ton heure pour le torpiller. Si tu es un très bon communiquant, tu pourras même paraître désolé des critiques au vitriol que tu adresses à ce moment clé.

 

 

Demande des comptes sans jamais avoir toi-même à en rendre

 

Recherche ces postes de contrôle, en qualité, gestion, management de projet, pour lesquels tu possèdes un souverain droit de demander des comptes aux autres sans jamais en rendre toi-même. Ces directions sont un paradis : exigeant des opérationnels une rigueur implacable sur des procédures tatillonnes, elles se permettent sur leur propre organisation une gabegie de tout confort.

 

Pour ne pas donner une image d’homme investi seulement dans des fonctions de contrôle, alterne ces postes avec de pseudo-expériences de terrain.

 

Pour cela, un outil merveilleux est apparu au début des années 1970 : l’organisation matricielle, faite initialement pour décloisonner les différents secteurs de l’entreprise impliqués dans un projet transverse. Une ligne fonctionnelle chargée du pilotage transverse est croisée avec une ligne hiérarchique qui conserve l’autorité managériale sur chaque département.

 

Il n’a pas été difficile de pervertir ce système, afin de faire porter tous les risques et tous les engagements à la ligne fonctionnelle de pilotage, et attribuer tous les honneurs, la visibilité et les présentations en haut lieu à la ligne hiérarchique.

 

L’on retrouve de fait dans les  équipes fonctionnelles les éléments les plus compétents, les plus dynamiques et les plus fiables, ceux qui en un autre temps auraient été promus à la tête de l’entreprise.

 

Laisse ces naïfs épuiser leur talent pour produire de la valeur et consacre tout ton temps à dérober leur mérite selon la méthode que je t’ai enseignée.

 

En investissant les postes hiérarchiques dans une organisation matricielle, tu seras dans la position confortable de pouvoir juger sans jamais prendre toi-même de grande responsabilité, tout en te donnant une image d’homme de terrain.

 

 

Sois pervers narcissique : le monde moderne est fait pour eux

 

Tout ce que je t’ai dit précédemment, masque le très soigneusement aux autres. Adopte toutes les apparences de l’ouverture, de l’humanisme, de la décontraction : séduis. N’oublie pas que nous ne sommes pas dans une société de l’excellence mais du spectacle.

 

Sois impitoyable avec les subalternes et veule avec les puissants, tout en étant en apparence très empathique. Sois finalement comme certains couples qui affichent des convictions humanitaires, mais sont les premiers à se livrer à l’esclavage domestique d’une jeune femme corvéable à merci à qui ils ont confisqué son passeport.

 

Encourage et mets en valeur ceux dont tu veux exploiter le travail et le talent. Un peu plus tard, tu les dénigreras et les briseras quand le moment de l’extorsion de leur vitalité sera venu. Veille à ce qu’ils chutent juste au-dessus du tréfonds afin de les regonfler d’encouragements, puis répète à nouveau ce manège pour pleinement les aspirer. Enfin, détruis-les une fois qu’ils sont complètement vidés.

 

Jouis et nourris-toi de ce jeu, comme le font tous les pervers narcissiques : le monde est maintenant structuré pour eux. Le néolibéralisme est devenu une usine à les produire en quantité pour truster toutes les hautes positions en lieu et place de véritables dirigeants. Le temps des hommes de fond, d’honneur et d’engagement est révolu : profites-en.

 

 

 

 

Lorsque les critères de reconnaissance d’une société sont fondés sur la seule position sociale, son fonctionnement sera inévitablement perverti de la façon que nous venons de décrire.

 

Nous ne serons alors plus dirigés que par de petits hommes narcissiques, imbus d’eux-mêmes, perdus dans le réfléchissement à l’infini de leurs convoitises. Le spectacle récent des dirigeants d’Air France, aussi boursouflés de suffisance qu’incompétents, en est la parfaite incarnation.

 

Ils seront prêts à se rouler par terre pour le moindre signe extérieur, saliveront sur commande aux mêmes objets, se lanceront dans des compétitions de servilité. Et le plus beau de tout ceci, est qu’une telle société clamera haut et fort qu’elle est celle de la liberté, et que les hommes se sont engagés librement et volontairement dans cet engrenage. Lorsque la survie matérielle de soi-même et de ses proches dépend de ces rouages, la servitude deviendra totale.

 

Il ne faut pas y voir un complot comme le font les esprits faibles, car ainsi que l’a magistralement montré Roberto Saviano, ceux qui paraissent tirer les ficelles sont tout autant les marionnettes de cet engrenage.

 

A ceux qui objecteraient qu’une telle société périrait par manque d’efficacité, il faut répondre que la mafia est un système parfaitement inique mais très efficace : le talent des meilleurs reste exploité au mieux pour l’ensemble de la société, qu’importe que rien ne soit établi en fonction du mérite, mais de son usurpation.

 

Seule une société qui remplacera la reconnaissance de la position sociale par la maîtrise de disciplines estimables, remettra ses propres valeurs à l’endroit.

 

Nos pires cauchemars, semblables à ceux que les films de zombies mettent en scène, nous font imaginer les véritables dirigeants remplacés petit à petit par des psychopathes. La société qui se proclamait règne de la liberté et de l’excellence n’est plus que le domaine d’êtres fuyants, narcissiques, colériques comme des enfants gâtés, pareils à l’image formée par Kipling : des singes qui se prennent pour des dieux.

 

 

Mais soyons rassurés. A la vue de la fiabilité, de l’engagement et du sens du bien commun de nos dirigeants économiques et politiques, une telle hypothèse est tout à fait inconcevable…

 

 

 

Retrouver Marc Rameaux sur son blog : Le Troisième homme.

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