Le rapport à la loi : tu violeras les lois sans te faire prendre (8e commandement du postmodernisme)
Suite des recensions sur l’ouvrage de Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché (Denoël 2007)
Lire également
le 1er commandement (le rapport à soi, tu te laisseras conduire par l'égoïsme).
Le 6e commandement (Le rapport au savoir : tu offenseras tout maître en position de t’éduquer).
Le 7e commandement (tu ignoreras la grammaire et tu barbariseras le vocabulaire).
Pour illustrer ce chapitre, Dany-Robert Dufour s’appuie sur le rap, en particulier un titre du groupe Lunatic : « Le crime paie ». A la simple lecture de ces paroles (page 302), on constate comment le rap, ou du moins une partie du rap, colle à l’idéologie marchande libérale, à l’égoïsme, au culte de l’argent, à la fin qui justifie tous les moyens, à l’anomie éthique et morale et au dénuement complet du surmoi. Leur seule morale est exactement la même que celle des hedge funds : le gain maximal, en indifférence complète des dégâts que cela peut causer et en l’absence totale de remords (même si publiquement on peut toujours affecter d’en avoir : cela fait monter les ventes ; ainsi de Joey Starr vendant 30€ des tee-shirts soit disant au bénéfice d’AIDES, cette association touchant 2€ par tee-shirts on se demande où vont les 28€ restants … ) (page 304). En pratique, Booba et Ali ne font que vanter les « vertus » du libéralisme et confirment bien que les activités criminelles sont entièrement compatibles avec « l’éthique » du capitalisme (page 306).
Bien évidemment, cette « éthique » choque encore quelques « bonnes gens » attachés à la loi morale. C’est alors que l’on trouve quelques politiciens, quelques Nicolas Sarkozy, pour aller vilipender cette « racaille » qu’il faudrait « nettoyer au karcher », mais sans jamais s’attaquer au fondement qui fait leur existence : l’économie de marché dérégulée et incontrôlée. Il s’agit juste de « calmer cette frange de l’électorat conservant encore des restes de morale » (page 309), reprenant simplement un petit adage de la 4e République : « La politique n’est pas l’art de résoudre les problèmes, mais de faire taire ceux qui les posent » (page 309). Les politiciens se sont donc eux aussi insérer dans la logique marchande, ne vendant pas un produit, ils vendent une histoire en échange de laquelle il escompte remporter des voix et qui doit respecter les normes de la bonne gouvernance : une histoire qui « permet que toutes les options – même les plus contradictoires – soient admises en même temps, ce qui ne peut que garantir à terme le triomphe de l’anthropologie la plus prédatrice. » (pages 310-311).
Dans le domaine de la délinquance, on reprend alors la même rhétorique sur l’individu : puisqu’il est absolument libre, s’il est délinquant c’est que cela est intrinsèquement en lui, le comportement social procédant de codes inscrits dans la nature, et on vient alors à rechercher les futurs délinquants au berceau. Ceci, comme pour la grammaire (voir chapitre précédent), permet également d’éluder tout débat, notamment sur l’environnement et l’éducation (page 313).
C’est ainsi que l’on peut constater que le développement des sciences cognitives s’est réalisé conjointement avec celui du libéralisme. Puisqu’on ne peut plus compter sur les institutions pour canaliser les passions des individus, il faut s’intéresser à une supposée nature des individus, « c’est pourquoi le libéralisme ne peut, au fil de son expansion, que retrouver les gestes totalitaires procédant d’une volonté de contrôle direct des corps. » (page 314).
Dany-Robert Dufour s’intéresse ensuite à la manière dont le libéralisme a fait évoluer le rapport de la loi au contrat. Le droit français, issu du droit romano-germanique, effectue une distinction très nette entre droit public et droit privé, la loi étant construite autour d’un corps de propositions générales, de manière opposée aux normes anglo-saxonnes qui s’appuient sur la jurisprudence et de multiples décisions de justice issues de cas particuliers. Le droit français est issu des penseurs transcendantalistes (Rousseau, Kant, Hegel), tandis que le droit anglo-saxon émerge de penseurs libéraux (Locke, Hume) qui réfute le sujet universel et estiment que le droit n’a qu’à régler empiriquement des conflits entre individus.
Or, aujourd’hui, ce sont justement les normes anglo-saxonnes qui s’imposent : « avant, on appliquait la loi, désormais on rend la justice » (page 317). La loi implique un tiers impartial qui se situe au-dessus des partis, alors que la justice n’exige qu’un médiateur qui résout les conflits, comme l’indiquait d’ailleurs Hayek : « le juriste individuel est, nécessairement, moins un initiateur conscient qu’il n’est un instrument inconscient, un anneau dans une chaîne d’évènements qu’il ne voit pas comme un ensemble (…). Le juge est, en ce sens, une institution propre à l’ordre spontané. » (page 320). Mais si l’on va au bout de cette logique, on finit tout de même par tomber sur un os : s’il n’y pas de normes légales plus ou moins transcendantales et que la justice nait de « l’ordre spontanée », alors elle se condamne à ne juger qu’après coup. Et c’est effectivement ce qui se passe avec la dérégulation, générant ainsi l’aubaine du « pas vu pas pris » qui fait que seulement 5 à 10 % des entraves à la concurrence et des cas de corruption sont mis au jour (page 322). Ceci montre donc bien que le libéralisme est un système qui encourage la délinquance, et plus il sera débridé, plus il y aura de corruption (page 324) et plus la justice deviendra un business (page 326). L’apparition du plaider coupable dans le droit français en est une autre illustration : la recherche de la vérité n’est absolument plus un objectif, il s’agit simplement de trouver un compromis entre deux parties opposées (page 330).
John Rawls avait discerné cette faille du libéralisme. C’est ce qui l’avait conduit à prôner le concept d’équité qui cherche à atténuer les inégalités après-coup, via la justice distributive, mais sans s’intéresser à ses origines. Les politiques de parité et de discrimination positive sont directement issues de ce concept (page 332).
La logique libérale aboutit ainsi à une contractualisation à outrance de toutes les relations sociales. Ainsi, comme il n’y a plus de common decency pour canaliser les passions, tous les individus se prémunissent des passions d’autrui à l’aide de contrat, y compris, même lorsqu’il s’agit des relations sexuelles (se rapporter au « Sexual consent Forme & right of privacy agreeement », page 337) ! « La postmodernité aime le paradoxe : ce mélange de pornographie ambiante et de relations sexuelles hyper-contractualisées ne choque plus personne. » (page 338). Finalement, « il n’y a plus de loi parce qu’il n’y a plus de pacte postulant des individus libres et égaux. Il y a seulement des contrats, de préférence à durée déterminée, des quotas et des procédures. Il n’y a plus de loi parce que l’intérêt privé à corrodé le pacte transcendantal où étaient tout ensemble visées la vérité et l’égalité – idéal inatteignable certes, mais vers lequel on tendait toujours. » (page 339).
A suivre, Le rapport à l’art : tu enfonceras indéfiniment la porte déjà ouverte par Duchamp ! (9e commandement du postmodernisme)