Approche philosophique de la théorie du genre à partir de la pensée de Dany-Robert Dufour
L'article ci-dessous a déjà été préalablement publié sur le site Gaulliste libre.
La critique philosophique de la théorie du genre de Dany-Robert Dufour
Le Divin Marché, la révolution culturelle libérale est un ouvrage philosophique majeur pour comprendre comment les théories libérales-libertaires se sont muées en idéologies à vision totalisante, si ce n’est totalitaire. D-R. Dufour y montre ainsi comment, bien loin d'être sortis de la religion, nous sommes tombés sous l'emprise d'une nouvelle religion conquérante, le Marché, fonctionnant sur un principe simple, mais redoutablement efficace, mis au jour par Bernard de Mandeville (La Fable des abeilles) en 1704 : "les vices privés font la vertu publique". Ce miracle étant permis par l'intervention d'une Providence divine (cf. la fameuse "main invisible" postulée par Adam Smith), on se trouve donc dans une mystique quasi-religieuse pour laquelle D-R. Dufour tente de rendre explicites les dix commandements implicites de cette nouvelle religion, beaucoup moins interdictrice qu'incitatrice (c’est à la toute sa force) - ce qui produit de puissants effets de désymbolisation, comme l'atteste le troisième commandement : "Ne pensez pas, dépensez !".
Du point de vue de l'éducation et de la formation des sujets, le projet libéral en tant qu’idéologie tend à s'inscrire contre une conception de l'école conçue, depuis l'antiquité gréco-romaine, comme scholè puis otium[i]. Cette conception invitait chaque individu, avant son entrée dans le monde des échanges (neg-otium[ii]), à se livrer à un travail de maîtrise de soi afin de ne pas avoir à subir ses propres passions, ni celle des autres. Nous devons donc bien distinguer entre deux conceptions de l'éducation, antagonistes. Dans la conception classique, il faut pratiquer le contrôle et la maîtrise des passions. Dans la conception libérale, il faut libérer les passions et les pulsions. Plus ce projet triomphera, plus nous assisterons à la mise en place d'un monde pulsionnel, grandement désymbolisé. Cependant, ce monde pose un nouveau problème: le contrôle des passions et des pulsions ne s'effectuant plus au niveau symbolique, il devra, de plus en plus, être pratiqué directement au niveau des corps, de l'intérieur (par des molécules, les médicaments, notamment anti-dépresseurs) et de l'extérieur (par l'extension des techniques de surveillance) - ce qui n'est sans conséquence sur le fonctionnement démocratique des sociétés libérales. Plus généralement, ce livre, publié un an avant le début de la grande crise bancaire et financière de l'automne 2008, décrit et analyse les effets potentiellement dévastateurs du principe libéral (porté à ses ultimes conséquences avec l'ultralibéralisme), non seulement dans l'économie marchande, mais aussi et surtout dans les autres grandes économies humaines : les économies politique, symbolique, sémiotique et psychique - sans oublier celle qui les englobe toutes, l'économie du vivant[iii].
Le 2e commandement (« tu utiliseras l’autre comme un moyen pour parvenir à tes fins ») s’intéresse, entre autres, à la théorie du genre. Dany-Robert Dufour y relève que celle-ci met en fait profondément à mal l’interdit œdipien.
L’homme étant parlant et pensant, il peut se raconter des choses et dont s’inventer tel qu’il n’est pas. En un sens, cela fait même partie des droits de l’homme. Mais, c’est de là que découle la théorie du genre : le sexe est ce que je suis, le genre est ce que je fais[iv], voire ce que je raconte. Le genre vient en plus du sexe. La théorie du genre peut également mettre à mal les mouvements féministes : les féministes ne seraient-elles pas alors cantonnées à des « femmes qui veulent faire l’homme » ? Et dans ce cas, la fin du patriarcat qu’elles réclament n’en serait pas vraiment une mais tout simplement le remplacement des hommes par des femmes qui font l’homme. Mais si le genre se limite à identifier des hommes qui font la femme et réciproquement des femmes qui font l’homme, alors en fait il n’y a rien de vraiment nouveau et le genre est aussi vieux que l’humanité. Là où les choses se corsent c’est quand le genre prétend remplacer le sexe. Là est le tournant du postmodernisme : le parlant se prétend plus fort que le vivant, voire le vivant est la simple conséquence du parlant. Cette posture a néanmoins ses limites : même un transsexuel conserve biologiquement (via ses chromosomes XX ou XY) son sexe d’origine. Toutefois, elle met en valeur un rapport à soi, et donc à l’autre, entièrement mensonger qui va jusqu’à imposer ce mensonge à toute la société : « que je mente à moi-même ne suffit donc pas, que mes amis mentent avec moi pas davantage, il faudra que je mette le législateur dans le coup et que toute la société mente avec moi pour que je puisse effectivement soutenir ce rapport mensonger à moi-même ». La question de l’adoption par les couples homosexuels adopte le même caractère mensonger : « parce que l’enfant adopté chez les couples stériles vient à la place de l’enfant qu’ils auraient pu avoir si une déficience physique n’avait pas atteint au moins l’un des deux. Ceci ne vaut pas pour le couple homosexuel puisqu’en l’occurrence, ce n’est pas une déficience qui les affecte, mais autre chose : le fait qu’ils soient de même sexe, ce qui est une contre-indication majeure pour avoir des enfants dans une espèce sexuée ».
La science pourrait toutefois résoudre cette contre-indication. On peut ainsi obtenir des gamètes mâles ou femelles à partir des cellules souches de la moelle, ce qui fait qu’un couple homosexuel pourrait avoir des enfants partageant bel et bien le même ADN que les deux « parents ». Mais à partir de là, il n’y aurait plus de limite (d’autant plus que l’on arrive à transformer des mères ménopausées en mère porteuse) : pourquoi ne reproduirait-on pas la même chose avec des générations différentes ? On peut ici commencer à penser que Dany-Robert Dufour exagère. Il donne pourtant un exemple pour le moins troublant : aux Etats-Unis, Jeanine, une sexagénaire largement ménopausée, a donnée naissance à un joli garçon de 3 kilos dont l’ovule, qu’elle avait reçue d’une donneuse, avait été fécondé par le sperme de son propre frère, lequel avait également servi à féconder une mère porteuse pour donner naissance à un autre enfant. L’ensemble forme une famille très postmoderne : Jeanine, son frère, les deux enfants et la grand-mère vivent tous sous le même toit.
Si l’on revient à la question même de la religion du Marché, on relève que celle-ci aboutit à une dissolution de la distinction entre prix et valeur (ou dignité). Cette distinction était pourtant fondamentale pour Kant : « Tout a ou bien un prix, ou bien une dignité. On peut remplacer ce qui a un prix par son équivalent ; en revanche, ce qui n’a pas de prix, et donc pas d’équivalent, c’est ce qui possède une dignité ». Le postmodernisme en arrive à confondre complètement prix et dignité, comme il parvient à faire s’effondre les interdits de tous types. Cette confusion entre valeur et prix est intrinsèquement liée à la théorie du genre (tout comme à la question de l’adoption par les couples homosexuels) : si le parlant prétend dicter sa loi au vivant, il faut bien avouer qu’une belle liasse de billets y contribue bien. Le « genre » comme l’adoption peuvent vite devenir de simples questions de prix. Et tant pis pour la dignité.
L'Oeil de Brutus
[i] « Les Romains employaient le terme otium. C'est un moment de calme, un moment à savourer, un moment de liberté qui nous offre la paix intérieure. Les Grecs, eux, parlaient de scholè. » — (Anselm Grün, Retrouver le goût de la vie, Albin Michel, 2013, p. 121).
[ii] Travail, commerce.
[iii] Dans l’idéologie libérale, et ce n’est pas là le moindre de ses aspects totalitaires, l’économie marchande engloutit toutes les autres.
[iv] Pour reprendre Dany Robert Dufour, "dans les formules du genre, on fait l'homme ou la femme". On peut alors s'interroger sur manière dont les théoriciens du genre "classerait" les personnes selon leur sexualité. Par exemple, on peut constater la multiplication de questionnaires divers et variés qui, de plus en plus, demandent le genre au lieu du sexe. Or, si l'on applique la théorie du genre à ce type de questionnaire (et, pour ne pas prêter à confusion, seulement dans ce cas), ce type de demande constitue une profonde atteinte à la vie privée puisqu’il s’agit alors de définir votre sexualité (par exemple, dans la logique de la théorie du genre et seulement dans cette logique (non celle de l'auteur), un homme homosexuel pourrait cocher la case « féminin » dans ce genre de questionnaire). Ceci amenant tout de même à se poser la question de savoir pourquoi, du jour au lendemain, certaines administrations (publiques ou privées) ne s'intéressent plus à notre sexe mais à notre genre."